Qui est Zarathoustra ?

Identifier avec précision qui fut Zarathoustra relève de l’exploration d’un palimpseste théologique et culturel, tant son image est tissée d’interprétations successives, de récupérations symboliques et de silences historiques. Figure à la fois historique, légendaire et mythique, Zarathoustra ou Zoroastre dans sa translittération hellénisée, échappe à une biographie rigoureuse au sens moderne du terme. Il apparaît toutefois comme le vecteur d'une mutation religieuse sans précédent dans l’histoire de la spiritualité indo-iranienne, posant les fondations de ce qui peut être considéré comme l’un des tout premiers monothéismes éthiques. Si son existence historique ne fait guère de doute pour la recherche contemporaine, sa datation exacte, comme sa localisation géographique, demeurent l’objet de controverses nourries. Il a longtemps été établi que sa vie s'était déroulée entre le VIIe et le VIe siècle avant J.-C., mais des recherches récentes semblent indiquer que cette période devrait plutôt être décalée aux alentours du XVe au XIe siècle avant J.-C, c'est-à-dire bien plus tôt.

Les plus anciennes mentions du nom de Zarathoustra apparaissent dans les sources grecques classiques, qui le présentent tantôt comme un philosophe, tantôt comme un mage, voire comme un alchimiste mythique. Xanthos de Lydie, dans des fragments repris par Clément d’Alexandrie, le dépeint comme un ancien législateur. Diogène Laërce, dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, le mentionne également, mais ces sources tardives, largement influencées par une lecture néoplatonicienne et orphique de la sagesse orientale, n’offrent qu’un écho flou, souvent réinterprété, de la réalité historique du prophète perse. Elles témoignent surtout de la fascination grecque pour une sagesse orientale (orientalisme) perçue comme antérieure à leur propre rationalité, dans une logique typiquement exotisante de la philosophia barbarorum (la philosophie des barbares). 

EXTRAIT

[...] « Pareillement, pour ce qui est des mages, qu'on fait commencer à Zoroastre Persan, Hermodore platonicien, dans son livre des Disciplines, compte cinq mille ans depuis eux jusqu'à la ruine de Troie. Au contraire, Xanthos Lydien dit que, depuis Zoroastre jusqu'à la descente de Xerxès en Grèce, il s'est écoulé six cents ans, et qu'après lui il y a eu plusieurs mages qui se sont succédé, les Ostanes, Astrapsyches, Gobryes et Pazates, jusqu'à ce qu'Alexandre renversa la monarchie des Perses »[...].

Diogène LAËRCEVies et doctrines des philosophes illustres, préface du Livre I, trad.  Charles ZEVORT, 1847.

La seule source reconnue comme émanant directement de Zarathoustra lui-même est constituée par les Gāthās, un corpus de dix-sept hymnes dont cinq sont attribués directement au prophète, d’une intensité poétique et théologique exceptionnelle, rédigés dans un avestique ancien extrêmement archaïque. Ces textes, insérés dans le Yasna (section centrale de l’Avesta zoroastrien), présentent une langue si primitive, bien plus ancienne que l’avestique standardisé du reste du corpus,qu’ils sont fréquemment rapprochés du védique des premiers hymnes du sanskrit du Ṛg-Veda.  

Des études linguistiques menées par Jean Kellens (Collège de France) et Helmut Humbach ont mis en évidence que cette langue, appelée « gāthique », reflète un état de l’indo-iranien antérieur à la différenciation complète entre les branches indienne et iranienne, ce qui autorise à dater les Gāthās d’une période comprise entre -1800 et -1000, certains chercheurs comme Gherardo Gnoli n’hésitant pas à proposer une datation haute autour de -1800 justement. 

Le contexte culturel et social évoqué dans les Gāthās renforce cette hypothèse d’ancienneté : on y retrouve une société tribale, fondée sur l’économie pastorale, traversée de conflits entre karapans (prêtres rituels associés aux anciens cultes polythéistes) et vīs (clans), dans un monde encore éloigné de l’organisation impériale perse ultérieure. Cette société proto-indo-iranienne semble encore dépourvue d’institutions politiques centralisées, et son organisation sociale n’obéit pas encore aux structures de castes qui se figeront dans l’Inde védique. Ce point est décisif, car il permet d’établir que Zarathoustra précède ou au moins est contemporain, des premières phases de codification du dharma hindou.

EXTRAITS CHANT IV 

  1. (4.9) O Très Sage Seigneur, de toi vient le zèle, la parfaite dévotion, en toi réside l'ouvrier, l'artisan du monde, en toi la souveraine sagesse qui laissa l'âme libre sur les chemins qui mènent au bon et au mauvais pasteur !
  2. (4.10) Il faut prendre pour guide le bon pasteur, il faut suivre le dispensateur de la Bonne Pensée ! Seigneur, ceux qui errent loin de ton chemin, ceux qui vont sans berger auront-ils part à ton message sacré ?

Géographiquement, les localisations traditionnelles de la naissance de Zarathoustra varient selon les sources persanes tardives, en particulier les textes pehlevis du Moyen Âge, qui situent le prophète tantôt en Bactriane (région de l’actuel Afghanistan), tantôt dans le Khorasan, parfois même jusqu’en Arachosie ou dans l’actuel Azerbaïdjan iranien. Cependant, la thèse majoritaire, soutenue notamment par les spécialistes Mary Boyce et Gherardo Gnoli, retient une origine dans la sphère orientale de l’Iran pré-achéménide, au sein d’un monde indo-iranien en transition, marqué par des tensions entre des cultes polythéistes védiques, l’émergence du feu sacré comme pivot du rituel, et les premiers signes d’une pensée dualiste.

Mais c’est moins par ses origines que par sa réforme religieuse que Zarathoustra marque une rupture radicale dans l’histoire des religions. Il hérite d’un fonds mazdéen polythéiste, avec un panthéon riche, des rituels sacrificiels et un symbolisme du feu, qu’il épure et redirige vers un culte centré sur Ahura Mazda, le Seigneur Sage, présenté non plus comme un dieu parmi d'autres, mais comme le principe suprême, source de toute lumière, vérité et existence. Il n’abolit pas nécessairement les autres entités divines, mais les subordonne à une stricte hiérarchie éthique, opposant la Vérité (Asha) au Mensonge (Druj), dans une structure cosmique dualiste. On parlera donc ici de monolâtrie puisque seul Ahura est vénéré. 

La monolâtrie

L'hénothéïsme

Le monolâtrisme (ou monolâtrie) consiste à vénérer uniquement une seule divinité, tout en reconnaissant l'existence potentielle d'autres dieux. La monolâtrie est exclusive (un seul dieu vénéré, mais les autres sont reconnus).

Exemple : les premiers juifs et la monolâtrie de Yavhé.

L'hénothéisme admet l’existence de plusieurs divinités tout en optant pour l'adoration particulière d'un seul, souvent perçu comme le dieu de la famille, du clan ou de la ville. Les autres peuvent être vénérés malgré tout de temps en temps.

Exemple : les Athéniens vénérant Athéna sans rejeter les autres dieux. 

L’une des innovations majeures de Zarathoustra tient à l’injonction faite à l’homme de choisir activement entre le Bien et le Mal. Loin de l’idée d’un destin déterminé par des puissances cosmiques, l’individu devient acteur du drame métaphysique du monde. Le zoroastrisme naissant fonde ainsi une éthique de la responsabilité morale, où la parole (manthra), la pensée (mainyu) et l’action (asha) doivent être alignées sur la lumière. Ce modèle aura une influence considérable sur les développements ultérieurs du judaïsme post-exilique (avec l’apparition du Satan, du Jugement, des anges et démons) et sur le manichéisme, qui radicalisera le dualisme au point d’en faire deux principes coéternels et irréconciliables. La postérité de la réforme zoroastrienne dépasse très largement les frontières de l’ancienne Iranie ; elle irrigue en profondeur l’imaginaire religieux de l’Antiquité tardive et des monothéismes émergents, au point que tout examen sérieux du manichéisme, du judaïsme post-exilique, du christianisme primitif ou de l’islam naissant doit se mesurer à ce legs dualiste.

Au IIIᵉ siècle, Mani élabore sa « religion de la Lumière » dans un paysage sassanide où la doctrine mazdéenne se reconfigure. Les travaux récents de Jason BeDuhn montrent que Manichéens et prêtres zoroastriens se disputent alors un même matériau mythique issu de traditions iraniennes antérieures : la confrontation entre Principe de Lumière et Pouvoir des Ténèbres, les cycles cosmiques, ou encore la liturgie du feu.

Mani rebaptise Ahura Mazda en « Père de Grandeur » (Aba d Rabbuta), réinterprète l’attaque d’Angra Mainyu (Ahriman) comme préfiguration de la chute de la « Mère de Vie » (emmā d ḥayyē), et intègre des motifs zurvanites (culte de Zurvan, dieu du Temps). Ce faisant, il redéfinit la narration iranienne plutôt qu’il ne l’emprunte passivement. L’influence circule dans les deux sens, jusqu’à infléchir, par réaction polémique, la théologie zoroastrienne officielle du haut empire sassanide, comme en témoigne la réaffirmation tardive du dualisme strict entre Ohrmazd (Ahura Mazda) et Ahriman dans les textes pehlevis.

Bien avant Mani, l’exil babylonien place Juda au contact direct de la cour achéménide ; or c’est précisément dans la période persane que surgissent, dans les écrits apocalyptiques juifs, l’ange déchu opposé à Dieu, la résurrection des corps, le Jugement dernier et la scission eschatologique entre justes et impies. L’analyse comparative des hymnes gāthiques et des visions d’Enoch ou de Daniel fait apparaître :

  1. Le dualisme cosmique Ahura Mazda/Angra Mainyu inspire la figure de YHWH/Satan (ou Belial) comme forces antagonistes ;
  2. Les Fravashis (esprits gardiens des justes en zoroastrisme) influencent la notion d’anges gardiens individuels dans le judaïsme hellénistique ;
  3. Le pont Chinvat (lieu de jugement des âmes) préfigure les seuils eschatologiques juifs (vallée de Josaphat, Gehenne) ;

Le christianisme primitif hérite à son tour de ce schème iranien déjà passé par le filtre judaïque : l’opposition Lucifer/Christ prolonge Ahriman/Ahura Mazda ; le feu purificateur de Paul reprend le symbolisme du Feu sacré gardé par les mages ; la sotériologie paulinienne de la « création qui gémit dans l’enfantement » n’est pas sans rappeler la lutte cosmique évoquée par les textes pahlavi. À l’époque patristique, la figure d’Ahriman sert de matrice iconographique au diable médiéval.

L’islam enfin, né en Arabie mais promptement confronté à l’héritage sassanide conquis, intègre des motifs iraniens via la tradition savante du hadith et la philosophie falāsifa. La topographie de l’au-delà, le pont as-Ṣirāt, la balance des œuvres, voire la hiérarchie des archanges, font écho aux Amesha Spenta et au Chinvat. Des études comparatives récentes, jusqu’à suggérer un parallélisme entre les cinq prières islamiques et les cinq veilles zoroastriennes, plaident pour une assimilation d’images et de catégories plutôt que pour un calque dogmatique ; l’islam reprend la dramaturgie dualiste tout en la replaçant sous l’absolue souveraineté d’Allāh.

Il faut toutefois nuancer l’idée d’un « prêt-à-porter persan ». La recherche contemporaine insiste sur la plasticité des échanges : la dualité morale, le messianisme ou la résurrection des morts ne proviennent pas d’une dépendance univoque, mais d’un « entrelacs de convergences » où chaque tradition redéfinit ce qu’elle emprunte. L’histoire des religions ne se laisse pas réduire à une généalogie linéaire ; elle révèle plutôt un champ de forces où concepts, images et rites se recomposent au gré des conflits, des traductions et des pouvoirs. Ainsi, ce qui traverse Manichéens, Juifs, Chrétiens et Musulmans, ce n’est pas la copie servile du mazdéisme, mais la puissance heuristique du discours zoroastrien : avoir pensé le monde comme théâtre d’une libre décision éthique, dramatisée à l’échelle cosmique, a offert aux monothéismes un vocabulaire symbolique pour dire, chacun à sa manière, la tension entre justice et chaos, lumière et ténèbres, finitude et salut.

Article écrit par Camille CHAPUIS, le 15 juin 2025

SOURCES

  1. Diogène LAËRCEVies et doctrines des philosophes illustres, préface du Livre I, trad.  Charles ZEVORT, 1847.
  2. Jean-Pierre VANDERYDT. L’Avesta et les Gathas : les textes sacrés du Zoroastrisme, Yoga Ekongkar, 2 février 2025, [en ligne] : https://ekongkar.yoga/?p=39176
  3. RELIGARE, Gâthâs de Zoroastre , [en ligne] : http://www.religare.org/livre/zoroastrisme/zo-gata.php
  4. Le Monde. Mani, prophète de la lumière , 25 juin 2021, [en ligne] :  https://www.lemonde.fr
  5. Jason BEDUHN., The Co-formation of the Manichaean and Zoroastrian Religions in Third-Century Iran , Entangled Religions, vol. 11, n° 2, 2020. DOI : 10.13154/er.11.2020.8414