Nyx : la déesse de la Nuit
Avant le sommeil, avant la peur, avant même les étoiles : il y eut Nyx.
Non pas la nuit ordinaire, mais la Nuit primordiale, cette présence sans visage, dense et silencieuse, d’où naquirent les songes, la mort, le destin.
Dans cet épisode, nous suivons les pas de la plus ancienne des mères, celle que même Zeus redoutait. Nyx ne parle pas : elle enveloppe. Elle ne crée pas : elle enfante l’invisible.
Elle est l’obscurité fondatrice, la limite sacrée entre le monde et ce qui le dépasse.
Écoutez cet épisode et laissez-vous traverser par la nuit originelle, celle qui n’éteint pas — mais révèle.
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NYX
Il est une déesse plus ancienne que l’Olympe, plus silencieuse que la mer, plus vaste que le ciel : Nyx. Dans l’ombre de ses ailes s’endort le monde, et du creux de sa nuit naissent les puissances que nul ne peut fuir : la mort, le sommeil, le destin.
Aujourd’hui, nous poursuivons notre grande traversée des origines en glissant cette fois du côté obscur du mythe, là où l’invisible travaille, où le non-dit murmure, où le cosmos palpite encore de sa noirceur initiale. Car Nyx, la Nuit, n’est pas seulement l’absence de jour : elle est un principe. Une source. Un mystère. Et peut-être, la première vérité.
Dans cet épisode, nous suivrons trois sentiers, trois manières d’approcher ce mystère.
D’abord, nous traverserons les terres de l’anthropologie, pour comprendre comment Nyx exprime, mieux que toute autre, les structures invisibles de la condition humaine : le destin, la finitude, le mensonge même, comme autant de fils tirés dans l’ombre.
Puis, nous descendrons dans les profondeurs de la philosophie, en interrogeant la question du mal : si Nyx enfante la mort, le sommeil, le chaos, est-elle mauvaise ? Ou bien est-elle la matrice de tout ce que l’homme refuse d’accepter, mais sans quoi il ne pourrait vivre ?
Enfin, nous ouvrirons le regard à l’échelle des civilisations, en convoquant les grands récits des origines — mésopotamiens, védiques, africains, nordiques — pour faire entendre, dans une perspective de mythologie comparée, la voix universelle de la Nuit comme commencement et comme retour.
Alors installez-vous confortablement, éteignez peut-être la lumière, et laissez-vous guider par la Nuit nous partons visiter le palais de la plus puissantes des déesses grecques.

La naissance de Nyx
Dans la Théogonie d’Hésiode Nyx apparaît après Chaos. Si Gaïa (la Terre) est souvent mise en avant pour son rôle stabilisateur, et Éros pour son élan créateur, Nyx incarne le domaine de la nuit infinie. Elle est décrite comme une déesse majestueuse, silencieuse, enveloppée de ténèbres, autres divinités primordiales d’ailleurs, que les récits ultérieurs considèrent avec un mélange de crainte et de respect.
Aujourd’hui, elle demeure moins connue du grand public que les Olympiens, mais son rôle symbolique attire ceux qui s’intéressent aux forces cachées, à l’ésotérisme ou à la spiritualité intuitive. Nyx inspire écrivains, artistes, poètes, qui voient en elle la personnification d’une nuit génératrice de rêves, de poésie et de profondes remises en question.
Il est des mythes qui ne contentent pas d'expliquer le ciel. Ils déchiffrent l’âme humaine. Nyx appartient à ces figures qui, loin de se cantonner à une fonction cosmique, viennent ordonner le désordre de l’expérience humaine. Car ce que Nyx enfante, ce ne sont pas seulement des entités abstraites : ce sont les piliers mêmes de notre condition.

La Théogonie d'Hésiode, extrait :
La Nuit enfanta l'odieux Destin : Moros, les Parques et la Mort ; elle fit naître le Sommeil avec la troupe des Songes, et cependant cette ténébreuse déesse ne s'était unie à aucun autre dieu. Ensuite elle engendra Momus, le Chagrin douloureux, les Hespérides, qui par-delà l'illustre Océan, gardent les pommes d'or et les arbres chargés de ces beaux fruits, les Destinées, les Parques impitoyables, Clotho, Lachésis et Atropos qui dispensent le bien et le mal aux mortels naissants, poursuivent les crimes des hommes et des deux et ne déposent leur terrible colère qu'après avoir exercé sur le coupable une cruelle vengeance. La Nuit funeste conçut encore Némésis, ce fléau des mortels, puis la Fraude, l'Amour criminel, la triste Vieillesse, Éris au coeur opiniâtre.
Comme on peut donc l’entendre Nyx engendre seule –sans amant – des puissances fondamentales tels que le Destin et ses collaboratrices (les Moires), le Sommeil (Hypnos), la Mort (Thanatos), mais aussi le Mensonge, la Tromperie, le Blâme, la Discorde. Il ne s’agit pas ici de catégories morales, mais d’invariants anthropologiques.
Néanmoins de sa future union avec Érèbe (les Ténèbres), Nyx donne naissance à Éther (la Lumière céleste) et Héméra (le Jour). Ce paradoxe est fascinant : de la Nuit naissent la Lumière et le Jour. Ainsi, Nyx se révèle la mère cachée de la clarté, rappelant que tout cycle inclut un passage par l’obscurité. Nous pouvons sans doute nous interroger sur le fait que la création dans la solitude engendre des êtres particuliers, là où l’alliance avec un autre, mu par le mouvement de leur frère Eros, engendre des créations plus proches de ce qu’apprécient les êtres humains.
En effet, dans certains hymnes orphiques, Nyx est décrite comme la « nourrice des dieux et des hommes ». On la prie parfois pour qu’elle apporte la paix, le repos, la sécurité. La Nuit est en effet un moment de retrait, de régénération, pendant lequel les frontières entre le monde matériel et spirituel s’estompent.
Contrairement à Gaïa, Éros ou d’autres dieux plus « lumineux », Nyx n’a pas fait l’objet d’un culte massif ni d’une abondante iconographie dans la Grèce antique. Sa puissance est plus énigmatique, plus diffuse. Pourtant, son influence se fait sentir dans les récits, les hymnes, et même dans certains rites de passage nocturnes.
Nyx, à elle seule, fait ainsi naître ce que toute société humaine rencontre, affronte, structure : l’inéluctable, la finitude, l’oubli, l’illusion. Nous parlerons évidemment de toutes ces figures mais citons en quelques une malgré tout.
Les Moires
Hypnos et Thanatos
Mensonge, Tromperie, Blâme...



Les Moires, d’abord, qui tissent le fil de nos vies. Leur loi est plus ancienne que celle de Zeus. Dans le monde grec, le destin précède le droit. Il n’est pas à négocier. Il est. Et il vient de la Nuit, c’est-à-dire d’un abime insondable issu du Chaos qu’on ne voit pas, qu’on ne dompte pas, qu’on ne maîtrise pas. Finalement, c’est un peu le « karma » grec. Zeus en fera les frais pendant la guerre de Troie avec son fils Sarpédon, nous en discuterons longuement. Plus récemment, je vous renvoie à la série Kaos (avec un K) sur Netflix, qui manifeste parfaitement cette réalité suprême où le maitre de l’univers n’est finalement pas maitre de grand-chose.
Nous trouvons ainsi l’implacable Thanatos, frère jumeau d’Hypnos, mieux connu chez les latins sous le nom de Morphéus : Morphée. Thanatos, la Mort, ne frappe pas toujours avec violence. Parfois, il est doux, imperceptible, indifférent, il emporte dans la nuit. Nyx est donc leur mère à tous deux : la Mort et le Sommeil naissent d’un même sein. Peut-être pour nous dire que l’un et l’autre sont des passages, des seuils, des formes de repos. Ou de disparition que seul Eros, peut-être, arrive à dominer.
Il y a aussi Mensonge, Tromperie, Blâme, et tant d’autres… Ce n’est pas l’Olympe qui les a créés, mais la Nuit. Comme si Nyx savait que pour survivre, les sociétés humaines auraient besoin de fictions, de masques, de récits fallacieux, de boucs émissaires. Comme si la vérité, crue, nue, ne suffisait pas. Il fallait des enveloppes, certes cruelles, mais a minima qui permette d’éviter la violence d’une lumière trop vive, d’une vérité qui fait mal.
Ainsi, dans le ventre de la Nuit s’enracinent nos peurs les plus profondes, mais aussi nos institutions les plus fondamentales. C’est elle qui nous rappelle que la condition humaine ne peut être pensée sans la perte, sans la fin, sans l’oubli – mais aussi sans le récit, sans l’échappatoire, sans la ruse. Nyx est la déesse de ce que l’on ne veut pas voir, mais sans quoi aucun monde ne tiendrait debout.
En anthropologie
L’anthropologue Victor Turner parlait de la liminalité comme d’un moment de suspension des structures. Ce moment où l’individu, arraché à son statut social, traverse une zone grise avant de renaître autre. Les rituels de passage – adolescence, deuil, initiation – ont souvent lieu dans la pénombre ou la nuit. Car la nuit brouille les frontières. Elle efface les hiérarchies visibles. Elle permet de mourir symboliquement à ce que l’on était pour renaître transformé.

C’est pourquoi la nuit est le temps du rite. Le temps des transgressions encadrées, mais aussi celui des révélations. Chez les peuples chamaniques, les grandes visions surgissent dans l’obscurité. Dans les mystères d’Éleusis, c’est à la nuit tombée que l’on pénètre dans les secrets de Déméter. Chez les Dogons, c’est la Nuit qui garde l’œuf primordial et même dans les initiations contemporaines, on vous couvre d’un bandeau pour vous éclairer plus tard à une lumière renaissante. Dans nos cultures modernes, il y a toujours une forme de solennité dans les moments nocturnes : les veillées funèbres, les confidences murmurées, les insomnies lucides, les décisions que l’on prend quand le monde dort, c’est aussi le moment où Eros, souvent se glisse entre les draps pour suspendre le cours du temps.
La nuit a souvent un visage de femme. Mais ce n’est pas un visage doux, solaire, transparent. C’est un visage aux contours mouvants, ambivalents, où la fécondité côtoie la destruction, où la protection flirte avec la terreur. Ces figures sont nombreuses :
Lilith
Hécate
Les sorcières



Lilith, première femme selon certaines traditions juives, née comme Adam de la poussière. Mais Lilith refuse de se soumettre. Elle quitte le jardin d’Éden pour s’enfoncer dans les ténèbres. Là, elle devient succube, dévoreuse d’enfants, amante démoniaque… ou protectrice des femmes libres, selon les récits. Lilith, c’est la femme de la nuit par excellence : insoumise, désirante, redoutée. C’est une révolutionnaire qui se rebelle devant le divin.
Hécate, déesse des carrefours, de la magie, des morts et des chiens. Toujours invoquée aux croisées des chemins, là où le monde se brouille. Elle veille avec ses torches dans la nuit, guidant ou perdant ceux qui osent l’approcher. Elle est souvent associée aux sorcières, aux herbes, aux incantations secrètes. Hécate ne choisit pas entre lumière et obscurité. Elle les tient ensemble, comme des jumelles maudites. Elle devient une figure prédominante dans la série Netflix « Sabrina » et permet de renverser, elle aussi, l’ordre établi, le patriarcat refusé par les sorcières.
Il y a toutes les sorcières, les chamanes, les guérisseuses — ces femmes des marges, souvent persécutées, toujours ambivalentes. Dans tant de cultures, ce sont elles qui parlent aux morts, qui lisent dans les rêves, qui plongent dans les ténèbres pour ramener des vérités. Elles opèrent la nuit, parce que la nuit échappe au contrôle des puissants. Parce qu’elle autorise des savoirs non officiels, non transmis par les prêtres ou les rois, mais par les corps, les visions, les intuitions.
En philosophie
Comme nous l’avons vu, Nyx surgit du Chaos. Elle provient de l’indistinction primordiale, du flux antérieur à toute séparation entre le bien et le mal, le connu et l’inconnaissable. Or c’est précisément à partir de ce point d’opacité originaire qu’il convient d’interroger la question du mal sur la figure de Nyx.
En effet le cortège de puissances étranges que la déesse met au monde est loin de constituer un panthéon du mal au sens moral du terme mais compose plus une réalité métaphysique des limites de l’existence et de l’être. La Mort n’est pas punition, elle est condition de la vie. Le sommeil n’est pas fuite, il est nécessité organique. Le destin n’est pas tyrannie, il est structure ontologique. Nyx, en ce sens, n’est pas une figure maléfique : elle est le nom de tout ce que l’humain ne peut ni éviter, ni maîtriser — et qu’il s’emploie, par la suite, à moraliser, à craindre souvent.
La philosophie grecque antique, dès ses débuts, opère une déconstruction implicite de la question du mal. Chez Héraclite, par exemple, l’idée que « la route montante et la route descendante sont une seule et même » nous contraint à reconsidérer les oppositions binaires : le mal n’est pas l’antithèse du bien, mais sa contrepartie nécessaire dans le mouvement dialectique du monde.
Plotin
Claude Lévi-Strauss
Simone Weil
C’est ce que poursuivra Plotin dans les Ennéades lorsqu’il affirme que le mal n’a pas d’être propre ; il est privation, manque d’ordre, éloignement du Bien. Mais en amont de ce manque, il y a la pluralité chaotique du réel dont nous avons parlé dans le premier épisode. Nyx serait ainsi une figure de ce chaos non encore régi, non hiérarchisé, dans lequel coexistent les potentialités du tragique et de la régénération.
C’est ici que se joue une opposition structurante entre deux conceptions du mal : d’un côté, le mal moral, que Kant définira comme une inclination radicale de la volonté à transgresser la loi morale ; de l’autre, le mal ontologique, tel que l’envisage Leibniz dans sa Théodicée : une nécessité cosmique, un défaut relatif inhérent à la création dans sa totalité ». Dans cette perspective, les enfants de Nyx ne sont pas des figures à diaboliser, mais des fonctions nécessaires de l’économie du monde. Leur apparition au sein même de la Nuit témoigne d’une vérité plus profonde : le réel ne peut advenir sans sacrifice, sans opacité, sans désordre initial. Nous l’avons vu, Eros, l’Amour, le grand Amour n’est-il pas le fils, lui-même de la Richesse (du tout), et de la pauvreté (Du manque, du vide ?).
Mais si l’on pousse plus loin l’analyse, la présence de Nyx interroge la genèse du mal dans un registre anthropologique. Claude Lévi-Strauss, dans La pensée sauvage, montre que les sociétés humaines élaborent des systèmes symboliques pour penser l’inacceptable, pour structurer l’informe. Nyx, en tant qu’archétype matriciel, permet cette symbolisation de l’irreprésentable. Elle donne figure — par le mythe — à ce que le monde social peine à nommer et accepter : la perte, l’échec, la douleur, la mort. Il ne s’agit donc pas de faire de Nyx une divinité négative, mais de reconnaître dans son engendrement une fonction de structuration symbolique. Elle est le lieu où les représentations du mal prennent forme, non comme péché, mais comme limite, comme trace de notre finitude, comme point de souffrance de nos limites. Elle n’est pas tant démoniaque que le reflet de nos propres turpides. Nous avons donc, tous, au fond de notre âme, la brûlure originelle de cette Nuit primordiale : sortant du Néant chaotique pour y revenir un jour.
Enfin, une dernière voie, plus contemporaine, pourrait s’ouvrir avec Simone Weil, pour qui le mal est le signe du retrait de Dieu, une forme d’abandon radical du monde au silence du Créateur. Dans ce schéma mystique, la nuit est ce qui subsiste lorsque le sens s’est absenté. Mais là encore, la nuit n’est pas un mal, elle est le lieu où le mal peut apparaître, mais aussi celui où le sens peut, dans une forme de dépouillement extrême, renaître, c’est une projection du Chaos primordial.
En définitive, Nyx n’est pas la source du mal, mais la source de ce que les humains interprètent comme mal lorsque l’ordre est mis à l’épreuve. Elle est la matrice de tout ce qui échappe à la volonté humaine : la finitude, la nécessité, l’oubli, la douleur. Ce que l’homme ne peut contrôler, il le juge mauvais. Mais ce que la mythologie nous enseigne, avec Nyx comme guide, c’est qu’il n’y a pas de bien sans obscurité, pas d’ordre sans nuit, pas de lumière qui ne naisse de l’ombre.
Mythologie comparée
Nyx n’est pas seule. Derrière son voile étoilé, d’autres figures veillent, dans d’autres langues, sous d’autres cieux. Figures primordiales, obscures, silencieuses, elles incarnent elles aussi le moment antérieur à l’ordre, à la clarté, à la nomination. Nyx n’est pas un cas isolé : elle appartient à une constellation symbolique universelle, celle des Nuits-mères, des puissances féminines qui précèdent le monde pour mieux en enfanter les lois invisibles.
Nótt
Naunet
Ereškigal



La plus proche d’entre elles est peut-être Nótt, dans la mythologie nordique. Elle aussi est la Nuit, en personne. Elle chevauche le ciel sur son cheval noir, Hrímfaxi, dont l’écume forme la rosée du matin. Fille d’un géant du monde ancien, mère du Jour (Dagr) et de la Terre (Jörð), elle est plus ancienne que les dieux d’Asgard, et comme Nyx, elle ne combat pas : elle traverse. Elle donne naissance sans bruit, sans guerre, sans feu. La nuit chez les Scandinaves n’est pas un mal, c’est une trame. Une nécessité cosmique. Une alternance essentielle.
En Égypte, au cœur de l’Ogdoade d’Hermopolis, on trouve Naunet, double féminine de Nun, l’abîme aqueux originel. Elle ne parle pas. Elle ne commande rien. Mais elle est là, présente avant toute création, pure obscurité liquide et passive, réceptacle de tout possible. Naunet ne donne pas forme, mais elle la rend possible. Elle est, comme Nyx, ce fond indifférencié d’où tout émerge, et que l’on ne doit pas confondre avec le néant : c’est une matrice, un ventre, une mémoire du monde avant le monde.
Chez les Mésopotamiens, Ereškigal règne sans partage sur les ténèbres de l’au-delà. Reine du Kur, le monde souterrain, elle est sœur d’Ishtar, mais son opposée radicale : là où l’une monte vers la lumière, l’autre accueille ce qui s’effondre. Elle n’est pas la nuit céleste, mais la nuit intérieure, celle du deuil, de l’irréversible. Et pourtant, elle aussi engendre des lois : dans le silence de son royaume, les morts retrouvent un ordre, une vérité froide. On ne négocie pas avec Ereškigal. On ne négocie pas avec Nyx non plus.
Sedna
Phanès


Plus au nord, parmi les glaces et les phoques, les Inuit parlent de Sedna, déesse des profondeurs océaniques. Tranchée, démembrée, trahie, elle s’est retirée dans les abysses. De là, elle gouverne les âmes, les tempêtes, les cycles de la chasse. Elle est intouchable, lointaine, immergée. Comme Nyx, elle incarne l’opacité du réel, et pourtant c’est d’elle que dépend la survie. Le froid, le silence, la faim : toutes ces puissances sont dans sa main. Elle ne punit pas : elle rappelle. À l’ordre, à l’équilibre, au respect des forces invisibles.
Même dans la tradition grecque, il existe une autre Nyx. Une Nyx orphique, plus vaste encore, qui ne se contente pas d’enfanter Hypnos et Thanatos. Elle est la mère du cosmos entier, celle qui donne naissance à Phanès, lumière primordiale, à Chronos, le Temps, et même à Éros dans sa forme divine. Dans certains fragments, elle transmet la connaissance sacrée à Zeus, comme une prêtresse silencieuse qui détient le secret du monde. Cette Nyx n’est plus seulement une déesse : elle est un principe ésotérique, une source mystique, la Nuit comme origine du savoir lui-même, nous en parlerons dans un prochain épisode.
Ainsi, d’un continent à l’autre, les mythes dessinent le même motif : la création par la Nuit, ou à travers la Nuit. Un monde n’émerge jamais dans la lumière. Il émerge d’un lieu clos, indistinct, silencieux. Ce n’est pas l’éclat qui crée, c’est le retrait. Ce n’est pas le verbe qui précède, c’est le silence. Nyx, Nótt, Naunet, Ereškigal, Sedna… toutes nous enseignent une leçon simple et troublante : l’obscurité n’est pas l’ennemie de la vérité. Elle en est la condition.
Et peut-être est-ce cela, le rôle profond de ces déesses : nous initier à la sagesse du non-immédiat, à la patience du caché, à la puissance du mystère. Contre la clarté violente du monde moderne, elles offrent un contrepoint salutaire : celui d’une nuit féconde, enveloppante, pleine de lenteur et d’écoute. Une nuit d’où l’on revient changé.