Éros : le bel Amour
Avant le cœur, avant le corps, avant même les dieux : il y eut Éros.
Non pas l’amour doux, mais le désir brut, la tension originelle, la force qui pousse les éléments à se rejoindre.
Né du Chaos, Éros n’est pas un enfant. Il est le souffle qui attire, qui unit, qui fait naître le monde en rapprochant ce qui était séparé.
Dans cet épisode, nous suivons les pas d’Éros — du gouffre primordial aux dialogues de Platon, des flèches d’Aphrodite aux pulsions de l’âme.
Écoutez cet épisode et laissez-vous traverser par le désir ancien, celui qui précède le langage, celui qui fait vibrer l’univers.
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EROS
Il n’est pas né d’un sein maternel, ni façonné par un père souverain. Il ne vient pas de l’ordre, mais du trouble. Dans la Théogonie d’Hésiode, Éros surgit parmi les premières puissances du cosmos, juste après Chaos, Gaia et Tartare. Avant les dieux olympiens, avant la lumière et le Logos, il y avait cette force indéfinissable : Éros, principe d’attraction, un souffle de conjonction, une puissance de liaison. Il n’était pas encore amour au sens affectif ou sentimental ; il était le désir pur, brut, fondateur – ce que les philosophes grecs appelleront orexis, l’élan vital, la tension vers l’autre, vers l’union, vers la fécondité, l’appétit pour une chose.
Éros, dans sa forme archaïque, est un agent cosmologique. Il n’est pas une figure anthropomorphisée mais une puissance métaphysique : il est ce qui rend possible la fusion des éléments, ce qui incite l’informe à s’organiser, ce qui fait jaillir l’être du néant. Il incarne ce que les présocratiques – notamment Empédocle – théoriseront plus tard sous le nom de philia, principe d’union, face à neikos, principe de séparation. Ainsi Éros ne touche pas seulement les corps : il touche les principes mêmes de l'existence.
Il est ce soupir dans l’obscur, ce tremblement originaire qui pousse deux matières à se chercher, deux forces à s’interpénétrer, deux regards à se constituer. Il est la première vibration, ce que les mystiques appellent parfois le "mouvement avant le Verbe", le frisson du monde avant même que le monde ne se sache.
Éros ne se laisse pas réduire. Il échappe à la taxinomie des dieux, aux figures stables du polythéisme grec. Il n’est pas seulement un dieu, ni même un démon (daimon) : il est une modalité de l’être. Il est à la fois principe et événement, essence et accident, cause et effet. Il fait frémir les âmes et soupirer les astres. Il est flèche et blessure, feu et cendre, jouissance et vide. Il est à la fois l’extase et le manque. Il est ce que Simone Weil appellera peut-être plus tard l’attente de Dieu – mais profane, charnelle, terrestre.
Il est celui qui engendre les mondes autant qu’il les consume. Dans Le Banquet de Platon, il est l’enfant de Poros (la Ressource) et de Penia (la Pauvreté) : un être inassouvi, mendiant, rusé, toujours en quête, toujours écartelé entre l’abondance et le manque. Il est le moteur de toute élévation, car sans manque, pas de désir ; et sans désir, pas d’élan vers l’Idée, vers le Beau, vers le Divin.

Banquet de Platon, extrait :
Le jour où naquit Aphrodite, les dieux étaient au festin. Avec eux tous il y avait le fils de Mètis, Poros. Après le dîner, Pénia était venue mendier, ce qui est naturel un jour de bombance, et elle se tenait près de la porte. Poros qui s’était enivré de nectar (car le vin n’existait pas encore) entra dans le jardin de Zeus, et tout alourdi s’endormit. Pénia, dans sa pénurie, eut l’idée d’avoir un enfant de Poros : elle se coucha près de lui, et fut enceinte de l’Amour. Voilà pourquoi l’Amour est devenu le compagnon d’Aphrodite et son serviteur ; engendré lors des fêtes de la naissance de celle-ci, il est naturellement amoureux du beau – et Aphrodite est belle. Étant donc fils de Poros et de Pénia, l’Amour se trouve dans la condition que voici : d’abord, il est toujours pauvre, et loin d’être délicat et beau comme le croient la plupart, il est rude au contraire, il est dur, il va pieds nus, il est sans gîte, il couche toujours par terre, sur la dure, il dort à la belle étoile près des portes et sur les chemins, car il tient de sa mère, et le besoin l’accompagne toujours. D’autre part, à l’exemple de son père, il est à l’affût de ce qui est beau et de ce qui est bon, il est viril, résolu, ardent, c’est un chasseur de premier ordre, il ne cesse d’inventer des ruses ; il est désireux du savoir et sait trouver les passages qui y mènent, il emploie à philosopher tout le temps de sa vie, il est merveilleux sorcier, et magicien, et sophiste. Ajoutons qu’il n’est, par nature, ni immortel ni mortel. Dans la même journée tantôt il fleurit et il vit, tantôt il meurt ; puis il revit quand passent en lui les ressources qu’il doit à la nature de son père mais ce qui passe en lui sans cesse lui échappe ; aussi l’Amour n’est-il jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence.

Éros comme puissance métaphysique
Avant que le monde ne devienne monde, avant même que le ciel n’étreigne la terre, il y eut un frisson. Un souffle indistinct dans la nuit originelle. C’est là que surgit Éros. Dans la Théogonie, il apparaît parmi les premiers principes du cosmos : Chaos (le vide béant), Gaia (la terre matricielle), Tartare (les profondeurs) et, mystérieusement, Éros. Non pas comme un dieu parmi d’autres, mais comme une entité primordiale, sans généalogie, sans figure tutélaire. Il n’est pas né : il est. Il ne vient pas d’un autre : il est ce qui fait venir.
Éros n’a pas encore de forme. Il n’est ni homme, ni femme, ni dieu ailé armé de flèches. Il est kinêsis, mouvement pur, ce que les Grecs appelaient archê, c’est-à-dire non pas un commencement chronologique, mais un principe fondamental. Il ne se manifeste pas dans le monde ; il est ce qui rend le monde possible. Plus précisément, il est la condition de possibilité de toute rencontre, de toute fécondité, de tout lien.
Il n’a pas de visage : il est soupir. Il n’a pas de nom propre : il est murmure. Il n’est pas encore relation, mais il est ce qui rend toute relation pensable. En termes philosophiques, on pourrait dire qu’Éros est la relationalité pure : ce par quoi l’autre devient désirable, par quoi l’identité devient ouverte, inachevée, vulnérable à l’altérité.
Dans la lecture cosmologique d’Hésiode, Éros est la force qui pousse les éléments du monde à se chercher. Il est ce qui incline la terre à s’unir au ciel, ce qui fait que la matière ne demeure pas inertie mais tend vers l’union, la germination, la profusion. Sans Éros, Gaia resterait stérile, Ouranos resterait seul, les dieux ne naîtraient pas. L’univers serait une nuit figée, une solitude sans bord.
Ce désir originel ne relève en rien de l’émotion sentimentale. Il est antérieur à toute morale, à toute culture, à toute institution. Il n’est ni conjugal ni romantique. Il est brut, archaïque, ce que Nietzsche nommerait dionysiaque : chaos vivant, pulsion créatrice, force irrépressible de métamorphose. Il n’est pas douceur : il est nécessité. Ce que Spinoza appellerait conatus, ce que Bergson nommera élan vital. Un désir cosmique, biologique, métaphysique.
Dans cette perspective, Éros est à la fois puissance et structure. Il est la loi d’attraction du vivant et l’architecture du multiple. Il opère dans les corps comme dans les étoiles, dans la fécondité comme dans la parole. Car même le langage, cet acte d’adresse à l’autre, n’est que la transposition spirituelle de l’appel érotique. Éros, en ce sens, est l’avant du logos. Il est le gémissement avant la parole, le feu avant le nom, l’élan avant la pensée.
Le philosophe Empédocle en donnera une formulation puissante en affirmant que le monde est structuré par deux forces antagonistes : Philía (l’amour amitié, la force d’union) et Neíkos (la discorde, la force de séparation). Dans cette cosmogonie cyclique, Éros – sous le nom de Philía – est ce qui fait que les éléments s’unissent, que les êtres se composent, que l’univers se constitue comme totalité dynamique.

Éros, enfant du manque selon Platon
Avec Platon, Éros quitte le royaume des dieux pour entrer dans celui des idées. Il se dépouille de son origine cosmologique pour devenir tension psychique, cheminement spirituel, daimon. Dans le Banquet, Platon nous livre un des textes les plus raffinés, les plus sensuels aussi, de toute la tradition philosophique. On y boit du vin, on y parle d’amour, on y frôle la vérité comme on effleure une peau : lentement, progressivement, avec prudence et ferveur.
Éros n’est pas, chez l’auteur, un dieu souverain. Il n’est pas un être stable, défini, glorieux. Il est ce que les Grecs appellent un daimon : une puissance intermédiaire entre les dieux et les hommes, un messager, un… angelos, un passeur, un intercesseur. Il n’est ni immortel ni mortel, mais les deux à la fois. Il n’est pas sagesse, mais amour de la sagesse (philo-sophia). Il est tension vers. Élan. Faim qui dévore.
Né de Penía (la pauvreté) et de Póros (la ressource) lors d’un banquet célébrant la naissance d’Aphrodite, Éros porte en lui cette double nature : manque fondamental et ruse créatrice, dénuement et puissance d’invention. Il ne possède jamais vraiment ce qu’il désire, mais il en est irrésistiblement attiré. Il est condamné au mouvement. Toujours tendu vers l’objet, toujours privé de sa pleine jouissance. Il est le désir dans son essence même, défini non par sa satisfaction mais par son incomplétude.
Parmi les discours qui scandent le Banquet, celui d’Aristophane introduit un mythe aussi simple qu’éblouissant. Les êtres humains, autrefois sphériques, complets, puissants, auraient été tranchés en deux par Zeus à cause de leur orgueil, de leur hybris. Depuis, chaque moitié erre, cherche, se languit de son double perdu. L’amour naîtrait ainsi du manque d’unité, de cette nostalgie du tout originel. Aimer serait donc retrouver la partie amputée de soi-même dans une quête de réunification.
Ce mythe, vous l’aurez compris, est à l’origine de l’idée moderne d’âme sœur ou d’âme jumelle : celle d’un être unique, perdu à jamais, que l’amour aurait pour mission de retrouver, vie après vie — non pour le plaisir, mais pour recoller les morceaux de notre unité originelle perdue.
Mais c’est Diotime, prêtresse mystérieuse et figure centrale du texte, qui élève Éros à sa plus haute expression. Elle enseigne à Socrate une théorie du désir qui est en réalité une ontologie du devenir. Le désir n’est pas recherche de possession, mais mouvement vers l’éternité. Il ne vise pas simplement le beau, mais la mise au monde du beau dans l’âme et dans l’intelligence. Elle décrit une ascension érotique – anagôgê – où l’amant passe du désir d’un seul corps à l’amour de tous les corps beaux, puis à l’amour des âmes, des lois, des savoirs, jusqu’à la contemplation de la Beauté en soi, immuable, parfaite, hors du temps.
Éros devient ainsi une voie initiatique. Il est l’échelle de l’âme, l’échappée hors de la prison charnelle. Aimer un corps, ce n’est que le premier degré. Ce n’est pas le terme de cette guerre, mais l’impulsion. Le véritable amour, c’est l’amour du Bien, du Juste, du Vrai, du Divin. Éros devient metaxu — ce qui est entre, au milieu, l’intermédiaire entre deux mondes. Il est entre le sensible et l’intelligible, entre le charnel et l’idéal, entre la vie et l’immortalité. Il est le souffle qui porte l’âme hors d’elle-même, vers l’autre, vers le haut, vers ce qui ne se laisse jamais atteindre mais toujours entrevoir.

Dans cette perspective, Éros est philosophie. Car philosopher, dit Platon, c’est désirer ce qu’on ne possède pas. Ce n’est pas accumuler du savoir, mais se tenir dans un état d’inconfort lucide, d’inachèvement actif. Le philosophe est un amant du savoir. Il est celui qui aime sans posséder, celui qui regarde le beau sans jamais l’atteindre, mais qui, dans ce regard même, se transforme.
Éros ne se contente pas de conduire l’âme : il la brûle. Il n’est pas repos, mais passage. Il n’est pas plénitude, mais vertige. Il est la faille dans l’être, mais une faille qui ouvre, exactement comme notre très cher Chaos. Ce n’est donc pas pour rien qu’il en émane. Il est l’absence qui donne forme. Le désir, chez Platon, est moteur de métaphysique. L’extase érotique devient connaissance. Le frisson du corps devient tremblement de l’âme.
Eros, en psychologie
Dans les abîmes de cette âme, là où le langage se dérobe, dans la pénombre silencieuse de l’inconscient, Éros rencontre son double maudit : Thanatos. Ce ne sont plus ici des dieux aux visages sculptés dans la mythologie, mais des forces psychiques fondamentales, telles que Sigmund Freud les a analysés.
Deux pulsions primordiales, antagonistes et pourtant indissociables, qui cohabitent dans l’homme : l’une pousse à l’union, l’autre à la séparation ; l’une lie, l’autre délite ; l’une cherche la vie, l’autre aspire au repos définitif qu’est la mort.
Éros, dans la psychanalyse freudienne, ne désigne plus seulement le désir sexuel – bien que la libido y occupe une place centrale – mais la pulsion de vie, c’est-à-dire l’ensemble des forces qui maintiennent et organisent la vie : la sexualité, certes, mais aussi l’amour, la solidarité, la créativité, l’attachement. Il est force de liaison, de synthèse, de complexification : il vise la construction de formes de plus en plus intégrées, que ce soit au niveau de l’individu ou de la société.
Face à lui se dresse Thanatos, la pulsion de mort, qui n’est pas seulement destruction ou violence, mais aussi tendance au retour à l’inorganique, aspiration à l’immobilité, au silence, à l’annulation du conflit. Freud, bouleversé par les effets de la Grande Guerre et la répétition pathologique des traumatismes dans ses cures, découvre qu’il existe dans le psychisme une force obscure qui pousse à la répétition, à l’autosabotage, au sabotage de la vie elle-même.
Et c’est bien là tout le paradoxe de l’amour humain : il est traversé de mort. Le baiser ouvre sur une morsure, l’amour sur la possibilité de dévorer, du passage du langue chaude aux dents acérées.... Le plaisir, loin d’être simple, contient en lui une part de négation. L’orgasme — cette petite mort, selon l’expression française consacrée — est à la fois apogée du vivant et effondrement de l’identité. Le sujet, à l’instant de la jouissance, se dissout ; il cesse d’être maître de lui-même, il abdique toute forme, tout contrôle. Il meurt un peu pour renaître autrement — ou pas… chacun y verra sa propre relation à lui-même.

Lacan radicalise ce vertige. Là où Freud théorisait une dynamique entre pulsion et réalité, il introduit la structure du langage. Pour lui, le désir n’est jamais direct : il est médiatisé par le manque, le symbolique, par l’Autre. Désirer, ce n’est jamais atteindre un objet réel, mais courir après une absence, une béance que le langage creuse. Éros devient alors non pas quête de jouissance, mais désir de désir. Nous ne désirons pas tant un être que le fait d’être désirés par lui. Ce n’est pas le corps de l’autre qui nous fascine, mais le signe qu’il nous accorde, le regard qu’il nous adresse, la marque de son manque pour nous.
Dans ce cadre, le désir est fondamentalement métonymique : il glisse, il se dérobe, il ne cesse de se déplacer d’objet en objet sans jamais se satisfaire. Il n’y a pas d’objet du désir, seulement des objets, c’est-à-dire des résidus, des traces, des fétiches. L’Autre est toujours manquant, et c’est précisément ce manque qui nous happe. L’amour devient alors une fiction structurante, un miroir dans lequel le sujet cherche à se saisir — et ne voit que du vide, ou son propre reflet altéré.
Enfin, René Girard, dans une tout autre tradition, donne au désir une dimension sociale et tragique. Il développe la théorie du désir mimétique. Selon lui, nous ne désirons pas spontanément, mais par imitation. L’objet que nous croyons désirer n’a de valeur que parce qu’un autre le désire. Le désir, au fond, est triangulaire : il suppose un sujet, un médiateur, et un objet. Ce médiateur — modèle ou rival — est celui qui fait naître le désir en nous. Ainsi, Éros engendre inévitablement la rivalité, la jalousie, la haine. Le désir n’est jamais innocent : il est source de violence, d’envie, de conflit.
C’est là que le tragique surgit. De la passion d’Achille pour Briséis et de la jalousie de Patrocle à celle de Phèdre pour Hippolyte, de la jalousie d’Othello à la rivalité entre Abel et Caïn, les mythes et la littérature ne cessent de rejouer ce scénario : le désir partagé devient un terrain de guerre. L’amour tue. Il consume. Il exclut. Il sacrifie.
Il est ce que Georges Bataille, héritier paradoxal de Sade et de Nietzsche, nommera expérience intérieure, un franchissement des limites de l’être, un dépassement érotique qui ouvre vers le sacré, vers la mort, vers l’extase.

Dans l'anthropologie
Éros ne s’exprime pas seulement dans l’inconscient ou dans les élans mystiques de l’âme. Il est aussi – et peut-être surtout – une réalité sociale, une forme organisée, ritualisée, codifiée. Dès que les sociétés humaines se constituent, elles doivent intégrer le désir dans leurs structures : le réguler, le canaliser, l’apprivoiser. Autrement dit : l’instituer.
Car le désir, s’il est laissé à sa logique propre, est excès. Il traverse les corps sans prévenir, défie les hiérarchies, ignore les lignées, les classes, les ordres. Il menace la stabilité du groupe. Dès lors, il faut en faire un rite, un contrat, un sacrement. Le mariage en est l’exemple paradigmatique : il transforme le feu de l’attirance en alliance, le tumulte des sens en stabilité patrimoniale. Éros, dans ce cadre, devient institutionnalisé : il est ce que la société permet, bénit, régule.
L’anthropologie structurale, à commencer par Claude Lévi-Strauss, a montré que la sexualité, loin d’être une affaire privée, constitue l’un des fondements de l’échange social. À travers le don des femmes dans les structures de parenté, la sexualité devient économie symbolique. Le corps devient vecteur d’alliance. L’amour devient outil politique.
Mais Éros ne se laisse jamais complètement dompter. Même dans les unions arrangées, il gronde, feule, se glisse entre les doigts du droit. Dans les bals nocturnes, les initiations adolescentes, les chants de printemps ou les danses de fertilité, il ressurgit. Les sociétés humaines ont toujours ménagé des espaces de transgression contrôlée, des temps rituels où les interdits sont suspendus : carnavals, bacchanales, fêtes dionysiaques, Saturnales, etc. Victor Turner parlera à ce sujet de liminalité : ces moments de basculement où les rôles sociaux sont inversés, les hiérarchies renversées, les désirs libérés. L’ordre, pour se maintenir, doit savoir se dissoudre temporairement. C’est par la fête que la norme s’autorise une respiration.
Mais parfois, Éros ne revient pas à sa place. Il s’échappe. Il devient subversion pure. Il déchire les lois qu’on voulait lui faire épouser. Il brûle les pactes, défie les frontières. L’amour adultère, l’amour homosexuel dans les sociétés hétéronormées, l’amour interclassiste, l’amour hors norme deviennent alors non plus rituels mais insurrections. Éros, soudain, n’est plus instrument du social : il est son envers.
La littérature et le mythe ne cessent d’illustrer cette dimension tragique du désir. Phèdre dont nous avons déjà parlée est consumée par un amour interdit pour Hippolyte. Cet amour devient l’emblème du désir criminel. Roméo et Juliette, figures adolescentes d’un amour qui défie les clans, incarnent la pureté et la violence de l’amour impossible. Tristan et Iseult, condamnés à s’aimer en dehors des lois féodales, sont les archétypes médiévaux de l’amour courtois.
Dans tous ces récits, Éros est transgression. Mais une transgression sublime. Il n’est pas simple déviation de la norme : il est révélation. La chute n’est pas une punition, mais une consécration. Mourir pour l’amour, c’est affirmer qu’il existe une vérité plus haute que la survie, un feu plus noble que la paix, une loi intérieure plus forte que toutes les lois extérieures.

La fluidité de genre : une modernité ?
Le désir ne naît jamais dans l’abstrait. Il émerge dans la chair, dans le frémissement d’une peau, dans le trouble d’un regard, dans la géographie mystérieuse d’un corps. Mais de quel corps s’agit-il ? Masculin ? Féminin ? Fluide ? Multiple ? Le corps du désir est toujours plus vaste que les catégories qui prétendent l’assigner. Il excède. Il déborde. Il invente.
Dans les mythes anciens, Éros s’incarne dans des figures troubles, indomptables, et c’est précisément dans cette ambivalence que réside sa puissance symbolique. Hermaphrodite, né de l’union d’Hermès et d’Aphrodite, est la synthèse vivante du masculin et du féminin. Il n’est pas seulement une créature intersexuée, mais un archétype de la fusion originelle, du corps total, sans séparation, où les frontières entre les sexes sont abolies dans une forme de plénitude primitive. Dans les récits orphiques et les représentations hellénistiques, Hermaphrodite n’est jamais seulement surprenant : il fascine, il attire, il trouble. Son corps raconte un désir qui ne choisit pas, qui ne s’excuse pas, qui embrasse la totalité de l’expérience érotique.
Sappho, sur l’île de Lesbos, compose des vers d’une intensité vertigineuse pour ses amantes. Elle chante la brûlure du manque, la douceur d’une chevelure, le vertige d’un toucher. Elle donne à l’amour entre femmes une voix poétique, charnelle, lyrique, que le canon littéraire patriarcal tentera ensuite de minimiser, d’effacer ou de « neutraliser » sous le voile commode de l’allégorie. Et pourtant, son chant demeure, vibrant, indomptable. Chez Sappho, Éros devient force douce mais ravageuse, émotion épidermique et feu de l’âme.
Puis vient Dionysos. Lui aussi, comme Éros, aime le trouble. Il porte robe et barbe, il séduit hommes et femmes, il mène les bacchantes dans la forêt, il renverse les identités, les lois, les convenances. Il est le dieu de la métamorphose, de l’extase, de la possession. Là où Apollon fixe, clarifie, sépare, Dionysos confond, liquéfie, absorbe. Il est un Éros sauvage, un Éros chamanique, qui rejette l’ordre au nom de la transe. Son genre est mouvant, son désir est fluide, son pouvoir est dans la dissolution des repères.
Cette polysémie du corps érotique se poursuit aujourd’hui dans les luttes contemporaines. Éros n’a pas disparu : il est revenu armé d’un drapeau. Il s’est fait politique. Il est devenu discours de résistance contre les normes sexuelles, contre la binarité rigide, contre les assignations genrées. L’amour queer, l’amour transgressif, l’amour polyamoureux, l’amour marginalisé ne sont pas seulement des vécus intimes : ils sont des actes, des gestes, des insurrections. Ils affirment que le désir ne se laisse pas dicter par le biologique, ni par le droit, ni par l’algorithme.
Mais cette libération n’est pas sans péril. Car à mesure que le désir se déploie dans l’espace public, le capitalisme s’en empare. Il le formate, le vend, le reproduit. Les applications de rencontres dictent qui désirer, selon quelles normes de beauté, quels critères d’âge, quelle distance géographique. Le désir devient interface, le plaisir devient algorithme. On like, on swipe, on consomme. On ne désire plus : on choisit dans un catalogue.
Le corps, autrefois mystère sacré, devient image, produit, donnée. Il se montre plus qu’il ne s’offre, il s’expose plus qu’il ne vibre. Et pourtant… malgré la marchandisation, malgré l’accélération, malgré le filtre de la technologie, Éros résiste. Il survit dans le trouble imprévu, dans l’imprévisible chaleur d’une main, dans une pulsation qui échappe aux codes. Il persiste dans ce regard prolongé, trop long pour n’être pas signifiant. Dans cette attente qui ne dit rien mais brûle tout.
Il survit parce qu’il n’est pas un produit. Parce qu’il n’est pas une donnée. Parce qu’il est – toujours – cette faille dans le système. Ce grain de sable dans la machine. Ce tremblement dans le regard. Ce frisson sur la peau.

Et ailleurs ?
Éros n’est pas l’apanage de la Grèce. Il voyage sous d’autres noms, dans d’autres langues, dans d’autres corps. Il se glisse dans les récits de l’Inde, du Nord, de la Mésopotamie. À chaque fois, il change de visage – mais jamais d’essence. Il est le même frisson ancien, la même brûlure première : celle qui fait que l’être ne peut se suffire à lui-même.
Kāma

Dans l’hindouisme, Kāma est plus qu’un dieu : il est l’une des quatre finalités de la vie humaine, avec le dharma (le devoir), l’artha (la prospérité) et la moksha (la libération spirituelle). Il incarne le désir sensuel, le plaisir esthétique, la joie de vivre — non comme déviation, mais comme voie légitime, parfois même sacrée. Le Kāmasūtra, attribué à Vātsyāyana, n’est pas un simple manuel érotique mais un traité philosophique sur l’art d’aimer, sur l’harmonie des corps et des émotions, sur la beauté comme modalité du divin.
Kama est souvent représenté avec un arc de canne à sucre, des flèches de fleurs – jasmin, mangue, lotus –, qu’il tire dans les cœurs pour éveiller l’appel de l’union. Il est le souffle du printemps, l’odeur du santal, la musique qui monte sans qu’on sache d’où. Mais ce doux pouvoir cache une immense fragilité.
Car lorsqu’il ose interrompre la méditation de Shiva, l’ascète suprême, pour rallumer en lui le feu du désir, celui-ci le réduit en cendres d’un simple regard. Kama meurt brûlé par l’œil frontal du dieu – symbole de l’esprit lucide, détaché, transcendé. Pourtant, plus tard, Kama renaît sans corps. Il devient Ananga, « celui qui est sans forme ». Désormais invisible, il continue de hanter les âmes, de se glisser dans les soupirs, les rêves, les élans soudains. Comme Éros chez Platon, Kama est absence agissante, feu sans flamme, tension sans figure.
Freyja

Dans la mythologie nordique, Freyja règne à la croisée des désirs et des morts. Déesse de la fertilité, de l’amour charnel, de la beauté, mais aussi du sang et de la guerre, elle incarne un Éros à la fois sauvage, conquérant et souverain. Elle chevauche les champs de bataille pour choisir la moitié des âmes valeureuses – les autres revenant à Odin. Mais elle règne aussi sur le lit, sur le plaisir libre, sur la jouissance réclamée.
Freyja n’a pas honte de ses appétits : elle les nomme, les exige, les sublime. Elle use du seidr, une magie chamanique féminine et ambiguë, capable d’envoûter, de transformer, de subvertir l’ordre viril. Elle est ce féminin sacré que le patriarcat viking a tenté de redouter plus que de l’honorer. Elle est celle qui, comme Dionysos, trouble les lignes, fait vaciller les certitudes. Freyja est un Éros de puissance, de métamorphose, d’indomptabilité. Son désir est conquête autant qu’offrande.
Inanna

Bien avant Aphrodite, bien avant même les Moires, Inanna (appelée Ishtar chez les Akkadiens) rayonnait déjà dans le ciel de Sumer. Déesse complexe, ambivalente, déchirée entre amour et guerre, elle est la grande amante et la souveraine des tempêtes. Elle incarne la fécondité, la beauté, la sexualité, mais aussi la violence, la vengeance, la souveraineté politique. Inanna ne supplie pas : elle prend. Elle ne demande pas : elle réclame. Elle est désir incarné – et désir conquérant.
Son mythe le plus saisissant est celui de sa descente aux Enfers, pour retrouver son époux Dumuzi. Elle doit, pour cela, franchir sept portes, abandonner à chacune un attribut : couronne, collier, robe, pouvoir. Elle arrive nue, vulnérable, offerte, et meurt. Puis elle renaît. Elle est l’Éros qui traverse la mort, l’amour qui ne s’épuise pas dans la perte. Elle incarne l’ambivalence fondamentale du désir : ce qui donne la vie peut aussi consumer, ruiner, anéantir.
Comme Phèdre, comme Médée, comme Sappho, Inanna est à la fois amante, sorcière, souveraine. Elle aime à la mesure de sa puissance. Elle ne distingue pas entre le plaisir et le pouvoir. Elle est passion, et sa passion fait trembler les dieux.
Éros, nous l’avons vu, ne se laisse pas enfermer. Il fuit les définitions comme il fuit les draps au matin. Il ne se laisse pas capturer dans une formule, ni dans une loi, ni même dans un serment. Il est ce qui nous manque toujours, ce qui nous pousse à tendre la main, à risquer la chute, à brûler pour une seconde de fusion, même éphémère.
Il est la faille dans le monde, et en même temps, sa couture. Il fait du vide un appel, du silence une attente, de la peau un sanctuaire. Il n’est pas possession, mais passage. Il n’est pas jouissance, mais ivresse. Il n’est pas savoir, mais vertige.
Il est absence, il est promesse, il est extase.
Dans chaque cœur qui bat trop vite, dans chaque regard qui tarde à se détourner, dans chaque mot qui tremble sur la langue, dans chaque soupir retenu, il est là. Il attend. Il palpite.
Et quand il vient, ce n’est jamais pour nous combler — mais pour nous rappeler que nous sommes vivants.
Brûlants.
Manquants.
En désir.