Morphée, le rêve
Avant les empires. Avant les routes. Avant les cités : il y eut le sommeil et les rêves.
Un royaume obscur, sans portes ni murailles, où l’âme glisse chaque nuit comme un voyageur désarmé. Là, dans la maison silencieuse du Sommeil, Morphée façonne les songes : il leur donne un visage, une voix, une présence. Ni prophète ni juge, il est le modeleur des formes, celui qui livre aux hommes les images de leurs désirs, de leurs peurs, de leurs morts aimés. Ses frères peuplent les rêves d’animaux ou de matières étranges ; lui seul sait revêtir l’apparence humaine. Par lui, l’ombre prend corps et le rêve devient mémoire. Les portes de corne et d’ivoire s’ouvrent, et l’on ne sait jamais si c’est vérité ou illusion qui franchit le seuil.
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MORPHEE

Avant de parler des rêves, il faut rencontrer leur père : Hypnos (Somnus pour les Romains). Dans la mythologie grecque, Hypnos est la personnification du sommeil et un daimôn, un esprit mineur. Il vit dans l’Érèbe, la région d’obscurité éternelle qui s’étend au‑delà des portes du soleil. Chaque soir, il accompagne sa mère Nyx (la Nuit) lors de sa course céleste. Son frère jumeau est Thanatos, la mort douce : l’image est saisissante, car pour les Grecs, le sommeil et la mort sont des phénomènes apparentés, l’un est provisoire, l’autre définitif.
Les Anciens ont parfois débattu de la généalogie de ces esprits. Selon la Théogonie d’Hésiode, Nyx engendre seule le Sommeil et la tribu des Oneiroi, les rêves, nombreux, dont le nom aura donné « onirique ». Cicéron et Hygin en font les enfants de Nyx et des ténèbres (Érèbe). Ovide, quant à lui, dans ses Métamorphoses, les décrit comme les mille fils de Hypnos. Ces variations montrent que la mythologie est moins un système rigide qu’un vivier d’histoires adaptables, dans lequel un poète peut puiser et broder à sa manière.
Hypnos n’est pas seulement un figurant. On le retrouve dans l’Iliade de Homère, lorsqu’Héra lui demande d’endormir Zeus pour permettre à Poseidon d’aider les Achéens ; après une première tentative ratée, il accepte contre la promesse d’un trône d’or. Un simple geste de ce dieu modeste peut renverser le destin des mortels et même faire vaciller le roi des dieux. Cette anecdote illustre à quel point les Grecs considéraient le sommeil comme un pouvoir mystérieux, parfois plus fort que la volonté.
Lorsque la nuit tombe, Hypnos n’est pas seul : il est accompagné d’une nuée de créatures sombres appelées Oneiroi, littéralement « rêves ». On les décrit comme de petits esprits ailés qui jaillissent chaque nuit de leur grotte d’Érèbe comme une nuée de chauves‑souris. Ils se divisent en deux groupes : ceux qui franchissent la porte de corne, d’où sortent les rêves vrais et prophétiques, et ceux qui passent par la porte d’ivoire, d’où naissent les songes trompeurs. Cette image des deux portes vient de l’Odyssée d’Homère et sera reprise par Virgile ; elle symbolise la distinction entre révélations divines et simples divagations.
D’où viennent ces Oneiroi ? Comme pour Hypnos, les traditions varient. Hésiode les fait naître de Nyx seule; Euripide évoque Gaïa ; Ovide parle des mille fils d’Hypnos. Quelle que soit leur origine, ces esprits ont pour tâche de porter des messages aux mortels et de modeler leurs visions nocturnes. Leur chef, nous le verrons, est Morphée, mais il a des compagnons spécialisés.


Morphée (Μορφευς). Son nom dérive de morphê, la « forme », car il excelle à reproduire les traits humains dans les rêves. Ovide raconte qu’« Somnus, parmi ses mille fils, en choisit un qui est le plus habile à imiter la forme, le visage, la démarche, la voix et les vêtements des mortels ». Ce fils s’appelle Morpheus, car nullus optatior, nul ne reproduit mieux un être humain. C’est lui qui, la nuit, vient porter la parole des dieux aux rois et aux héros. Sa célébrité vient d’un épisode du livre XI des Métamorphoses. Junon veut avertir la princesse Alcyone de la mort de son époux Céyx, noyé en mer. Elle envoie Iris au palais de Somnus pour trouver un rêve capable de transmettre la nouvelle. Hypnos, assoupi au milieu d’une « multitude de rêves plus nombreux que les grains de blé ou les feuilles des arbres », choisit Morpheus. Ovide insiste : Morpheus imite uniquement les humains, tandis que ses frères se chargent des animaux et des objets.
Morpheus s’envole alors vers Trachis « sur des ailes silencieuses ». Entrant dans la chambre d’Alcyone, il prend l’apparence de Céyx. Ses cheveux dégoulinent d’eau salée, son visage est livide, son regard éteint ; il raconte son naufrage, implore des funérailles et demande à sa femme de ne pas nourrir d’espoir. Alcyone, encore prisonnière du rêve, tente de l’enlacer mais n’étreint que du vide ; elle se réveille en larmes et comprend la vérité. Grâce à Morpheus, la transition entre le monde divin et l’esprit humain est rendue tangible, un message passe par l’image de l’être aimé.
Ovide est notre source principale pour Morpheus. Les auteurs grecs ne le mentionnent pas explicitement ; il est possible que ce nom soit une invention poétique du latin. Quelques spécialistes associent pourtant Morpheus à l’« Oneiros » que Zeus envoie à Agamemnon dans l’Iliade. Quoi qu’il en soit, la figure de Morpheus a marqué durablement la culture occidentale.
MORPHEE
ICELOS / PHOBETOR
EPIALOS
PHANTASOS




Les représentations antiques montrent Morpheus comme un jeune homme ailé, tenant parfois un miroir (symbole du reflet du réel) et des graines de pavot, dont il effleure les dormeurs pour les plonger dans un sommeil profond. Les pavots de Morphée sont devenus une métaphore littéraire. Lorsque le pharmacien Friedrich Sertürner isola l’alcaloïde de l’opium au début du XIXe siècle, il le baptisa morphine en référence à la puissance soporifique de ce dieu. Même la culture populaire s’est emparée de lui : dans la BD Sandman, le roi des rêves se nomme Morpheus, et dans Matrix, Morpheus réveille les esprits endormis de la réalité virtuelle. En français, nous disons encore « tomber dans les bras de Morphée » pour nous endormir. L’expression est attestée au XVIIe siècle. Un site de linguistique rappelle qu’elle désigne un sommeil profond et que Morphée, fils d’Hypnos et de Nyx, est le dieu des rêves prophétiques. Cette image des bras de Morphée est à la fois métaphorique et métonymique : ce sont les bras du sommeil, ceux qui nous enlacent et nous bercent.
Un deuxième fils de Hypnos apparaît chez Ovide : Icélos, que les mortels appellent Phobétor (l’effrayant). Son nom grec signifie « le semblable ». Là où Morpheus imite les humains, Icélos/Phobétor se change en animaux : quadrupèdes, oiseaux et serpents. Il peuple les rêves de bêtes inquiétantes et donne à nos cauchemars leur apparence bestiale.
Chez les dieux, on le nomme Icélos parce qu’il sait se rendre « semblable » à toutes les créatures ; chez les hommes, Phobétor souligne la peur qu’il inspire. On associe parfois Phobétor à la notion moderne de cauchemar.
Pourtant, le terme grec pour cauchemar est Epiales ou Epialos, littéralement « le rêve qui s’abat sur quelqu’un ». Un article de l’Encyclopédie (en anglais) rappelle que Epiales est l’esprit ou la personnification du cauchemar et qu’il est probablement lui aussi compté parmi les Oneiroi, fils de Nyx. Il est surnommé Melas Oneiros, le « rêve noir ». La confusion entre Phobétor et Epiales montre que les Grecs classaient les rêves selon leur contenu : apparitions humaines, animales, objets ou terreurs diffuses.
Le troisième frère nommé par Ovide est Phantasos (Φαντασός), dont le nom évoque les apparitions et les phantasmes. Il change ses formes en terre, en pierre, en eau ou en arbre. Ses rêves sont peuplés d’éléments inanimés : paysages fantastiques, rochers qui parlent, vagues qui dansent, architectures étranges. Phantasos est l’artiste abstrait de la fratrie ; il précède à sa manière les surréalistes qui feront parler les objets.
Ovide précise que ces trois songes, Morpheus, Icélos/Phobétor et Phantasos, « voltigent la nuit dans les palais des rois et sous les lambris des grands, tandis que les autres, rêves subalternes, visitent la demeure des simples mortels ». La distribution des rêves n’est donc pas égalitaire : les puissants reçoivent des messagers spéciaux, les autres doivent se contenter de rêves sans nom. Cette hiérarchie symbolise le rôle politique des songes dans l’Antiquité : les rêves des rois sont porteurs d’oracles, d’avertissements et de décisions divines. Si Ovide cite seulement trois Oneiroi, mais les traditions mentionnent un millier de fils de Hypnos. Outre Epiales le cauchemar, on rencontre parfois Onirocritès (interprète des rêves) ou des figures comme Epiphron (la prudence) chez les Latins. Certains auteurs médiévaux comme Macrobe classent les rêves en cinq catégories et personnifient chacune d’elles. Mais globalement, la mythologie grecque n’individualise pas tous les Oneiroi ; elle les traite comme une nuée indistincte.
Après avoir plongé avec vous dans la mythologie grecque en compagnie de Morphée et des Oneiroi, il est tentant de croire que les rêves n’appartiennent qu’aux Hellènes. Pourtant, de la Mésopotamie à la Chine et de la Norvège à l’Inde, les peuples ont donné une forme divine aux messages nocturnes qui nous échappent. Dans cette analyse comparée, je vous propose de promener votre curiosité, et votre esprit d’aventure, à la rencontre des dieux et déesses du sommeil et du rêve dans plusieurs civilisations. Ces récits montrent que, malgré les différences linguistiques et culturelles, les humains partagent une fascination pour les songes et leur pouvoir de révélation.
SUMER
EGYPTE
SCANDINAVIE



Dans la religion mésopotamienne, le rêve n’est pas un phénomène psychologique, mais un moyen de communication privilégié entre les humains et les dieux. Les Sumériens et leurs héritiers babyloniens parlent de mamu, un terme qui désigne un songe « signifiant » capable d’influencer l’avenir.
Ce mot a donné son nom à la déesse Mamu, décrite comme la fille du dieu solaire Utu (ou Shamash) et de son épouse Aya. Célébrée comme « divinité du rêve », Mamu circule entre les sphères célestes pour apporter des visions prophétiques aux humains. Les Mésopotamiens considéraient les rêveurs comme des destinataires de messages divins, et interpréter ces messages relevait d’une vraie science, confiée à des spécialistes appelés ulim‑ma. Mamu a un pendant masculin, Sisig, mentionné comme frère ou autre forme de cette divinité, preuve que le rêve n’est pas l’apanage d’un seul genre. Ces personnages tissent un lien entre le monde des vivants et celui des dieux, et l’on y retrouve déjà l’idée que le rêve peut influencer la politique ou le destin, tout comme chez les Grecs.
Les Égyptiens accordaient eux aussi une grande importance aux rêves, en particulier pour leur dimension thérapeutique. La déesse Isis, bien connue pour ses talents de magicienne, était invoquée dans des rituels d’incubation : les fidèles dormaient dans ses temples afin de recevoir, en songe, la guérison ou un conseil. Le processus s’accompagnait parfois d’incantations, de l’usage de pavots et d’autres plantes sacrées, et il se déroulait également dans les temples d’Hathor, de Sérapis ou d’Asclépios.
Dans la sphère domestique, la déité protectrice Bes jouait le rôle de gardien des foyers et des chambres. Avec sa chevelure de lion, sa langue pendante et son rictus menaçant, ce petit dieu avait pour fonction d’effrayer les démons et les cauchemars qui rôdaient la nuit.
Les Égyptiens plaçaient des amulettes de Bes sur leurs lits ou leurs cosmétiques pour se protéger des influences négatives durant le sommeil. Ici aussi, le songe devient un espace sacré : il peut apporter l’inspiration et la guérison, mais il doit être protégé des dangers.
Dans les sagas scandinaves et l’Edda poétique, les rêves ne sont jamais anodins. Les Norrois distinguent les draumskrok (rêves vains) des rêves qui annoncent l’avenir. Selon le poème Skírnismál, le destin est tissé à l’avance jusqu’à la dernière demi‑journée de la vie, et les rêves peuvent révéler ce qui est déjà écrit.
Pour provoquer ces rêves, certains dorment sur des tertres funéraires ou sous des peaux de boeuf, espérant entrer en contact avec les ancêtres, les landvaettir (esprits de la terre) ou les dieux eux‑mêmes.
Une déesse mystérieuse, Niorun (ou Njorun), gouverne ce domaine nocturne. Selon un folklore tardif, elle habite à Svartalfheim, le monde des elfes noirs, et offre aux voyageurs des rêves prophétiques.
Les rêves nordiques peuvent donc être des offrandes, des avertissements ou des négociations avec des êtres invisibles – une vision du songe comme espace de transaction.
CHINE
CELTES
HINDOUISME



Dans la culture chinoise, c’est le Duc de Zhou (Zhou Gong) qui incarne la fonction de messager des rêves.
Personnage historique du XIᵉ siècle av. J.-C., il était un régent réputé pour sa sagesse. Confucius se plaint de ne plus rêver de lui, ce que la tradition interprète littéralement : on dit que le Duc de Zhou vient avertir en rêve les personnes lorsqu’un événement important se prépare.
Cette croyance a donné naissance à l’ouvrage Interprétation des rêves du Duc de Zhou, considéré comme un manuel divinatoire. L’expression « faire un rêve de Zhou » est encore utilisée pour signaler un songe significatif. Dans ce cas, la divinité des rêves n’est pas un dieu au sens occidental, mais un ancêtre illustre devenu protecteur et interprète.
En Irlande, en Écosse et au pays de Galles, les mythes associent les rêves à la métamorphose et à la musique. Caer Ibormeith, fille de prince et petite‑fille du dieu de la mer, apparaît dans les rêves du dieu Óengus sous la forme d’une jeune femme qui chante puis se transforme en cygne. Chaque nuit, elle visite Óengus dans sa chambre, lui joue une musique envoûtante et disparaît avant l’aube.
Après bien des péripéties, Óengus finit par la retrouver sur un lac et se change lui‑même en cygne pour la rejoindre, symbole de l’union entre l’âme et le songe. La tradition celtique considère Caer comme une déesse des rêves et de la prophétie, que l’on invoque pour obtenir des réponses pendant le sommeil. Les histoires soulignent que les rêves sont des portails vers le Sidhe, le monde des fées, et qu’ils confèrent des dons divinatoires aux élus.
Dans l’hindouisme, le sommeil et le rêve sont personnifiés par Nidrā, une déesse qui peut être considérée comme une manifestation de Mahā Kālī et l’une des épouses du dieu Vishnu.
Le terme nidrā désigne le sommeil profond, tandis que svapna correspond aux rêves, et suṣupti au sommeil sans rêves. La mythologie raconte que Nidrā est sortie du corps du démon Kumbhakarṇa pour accorder un repos aux dieux, et que Rāma lui a offert un vœu.
Une autre figure, Svapnavarahī, est vénérée par certains courants shivaïtes comme une déesse du rêve qui guide les fidèles vers l’illumination en utilisant leurs visions nocturnes.
Les pratiquants récitent des mantras pour invoquer la déesse et recevoir des enseignements en rêve, certains tantrikas allant jusqu’à utiliser ces pratiques pour obtenir des connaissances occultes.
L’Inde accorde ainsi au rêve une fonction de transmission d’un savoir ésotérique.
En comparant ces divinités des rêves, plusieurs constantes émergent :
- La fonction de messager ou de révélateur : que l’on invoque Mamu, Isis, le Duc de Zhou ou Nidrā, le rêve est présenté comme un canal permettant de délivrer des messages divins, des conseils ou des avertissements. Chez les Grecs, Morphée et ses frères se faufilent par les cornes ou l’ivoire pour apporter des songes véridiques ou illusoires. Les Norrois, eux, cherchent à connaître leur destin, tandis que les Celtes reçoivent de la musique et des prophéties. Cette universalité des messages nocturnes montre une compréhension transculturelle du rêve comme langage sacré.
- Le rêve, espace de guérison et de protection : Isis, Caer et Bes offrent la guérison ou la protection contre les cauchemars. Les rêves chez les Égyptiens permettent de soigner, et les amulettes de Bes tiennent les mauvais esprits à distance. Les Indiens invoquent Svapnavarahī pour se connecter à la connaissance spirituelle. Le sommeil n’est donc pas seulement une absence d’activité, mais un temps sacré où l’on peut restaurer sa santé et son âme.
- La frontière entre l’humain et le divin s’estompe : de nombreux récits décrivent des divinités qui se manifestent en rêve pour séduire ou épouser un mortel. Caer Ibormeith, par exemple, visite Óengus pour l’attirer dans son monde. Morpheus, quant à lui, prend la forme de Ceyx pour consoler Alcyone. Ces unions nocturnes rappellent que le rêve est un lieu de passage où les frontières sociales, sexuelles et ontologiques se brouillent.
- La diversité des représentations et des pratiques : certains peuples personnifient le rêve par une déité féminine (Mamu, Nidrā), d’autres par un guerrier ou un ancêtre (Duc de Zhou), d’autres encore par un collectif (les Oneiroi). Les pratiques varient : incantation, incubation en temple, sommeil sur un tertre funéraire, récitation de mantras… Cela montre que la fonction symbolique du rêve est universelle, mais que chaque culture la traduit selon ses propres catégories. En Mésopotamie, la divination domine ; en Égypte, la guérison ; en Inde, l’illumination ; en Chine, la sagesse politique.
Enfin, la comparaison nous invite à reconsidérer nos propres nuits. Aujourd’hui, la science du sommeil discute d’ondes cérébrales et de mémoires consolidées, mais la poésie persiste : nous continuons à dire que nous « tombons dans les bras de Morphée » et que « le Duc de Zhou n’a pas visité nos rêves ». Nos ancêtres ont projeté sur les songes des récits qui donnent sens à ces expériences mystérieuses ; à nous de leur offrir une oreille attentive et une dose de sourire, car le mélange de rationalité et de magie fait aussi partie de notre humanité.