Chaos : la forme du vide
Avant les dieux, avant la matière, avant même la lumière : il y eut Chaos. Non pas le désordre, mais le vide béant, la faille originelle d’où tout surgit. Dans cet épisode, nous plongeons au cœur de l’indicible — ce qui précède le monde, ce qui le fonde sans le contenir.
Écoutez cet épisode et laissez-vous emporter aux origines du mythe, là où naissent les dieux, les ténèbres et le verbe.
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CHAOS
Le chaos, un mot qui évoque spontanément le désordre, l’anarchie, un état de confusion totale.
Mais est-ce vraiment ce qu’il signifie dans les récits mythologiques ?
Dans la Grèce antique, le Chaos n’est pas un simple capharnaüm. Il est bien plus profond, plus ancien, plus essentiel. Il est le point zéro, l’origine même de tout ce qui existe.
Il précède les dieux, les hommes, et même la Terre elle-même. Sans Chaos, il n’y aurait rien — pas même l’idée du néant.
Ce concept ne se limite pas à la mythologie grecque. Il traverse les âges et les civilisations, se retrouve dans la pensée philosophique, dans les grandes cosmogonies du monde, et même dans notre compréhension scientifique de l’univers.
Peut-être que le Chaos n’est pas l’opposé de l’ordre, mais bien sa matrice indispensable. Alors, pour mieux le comprendre, nous allons suivre un cheminement en trois temps.
Nous commencerons par voir ce que les Anciens entendaient par Chaos, en nous appuyant sur les textes fondateurs de la mythologie grecque (I).
Ensuite, nous élargirons notre réflexion aux interprétations philosophiques et anthropologiques du Chaos (II), qui dépassent largement la simple idée de désordre.
Enfin, nous explorerons les formes du Chaos dans d’autres traditions (III), pour voir comment ce concept universel s’est décliné à travers le temps et l’espace.

La Théogonie d'Hésiode
Lorsque l’on parle de Chaos, la référence incontournable est la Théogonie d’Hésiode, un poème qui raconte l’origine du monde et la généalogie des dieux.
C’est là, dès les premiers vers, que le Chaos apparaît pour la première fois — et de manière surprenante : il est introduit de façon brutale, sans explication préalable.
« D’abord fut le Chaos, puis vint la Terre au large flanc, séjour éternel et solide de tous les immortels. »
Ici, le Chaos est donc le premier élément à exister.
Mais que représente-t-il vraiment ? Contrairement à ce que notre langage moderne pourrait nous faire croire, il ne désigne pas un désordre absolu, une sorte de tohu-bohu cosmique.
Le terme grec chaos signifie littéralement le gouffre béant, un espace indéfini, une ouverture infinie.
Il n’est ni le vide absolu, ni une force destructrice, mais plutôt un état indéterminé, une sorte de matrice à partir de laquelle tout va émerger.

De ce Chaos naissent ensuite plusieurs entités primordiales, dont nous pourrons parler :
Nyx, la Nuit ; Érèbe, les Ténèbres ; Gaïa, la Terre ; Tartare, les Profondeurs infernales ; et Éros, le Désir.
Si le Chaos est le premier principe, il ne demeure pas seul bien longtemps. La mythologie grecque repose sur une dynamique de passage du désordre à l’ordre, que l’on appelle le cosmos — un terme qui signifie arrangement, organisation harmonieuse. Autrement dit, l’univers se construit progressivement à partir du Chaos.
Gaïa, la Terre, joue ici un rôle fondamental. Elle donne naissance au Ciel, Ouranos, et à Pontos, l’Océan.,À eux trois, ils vont former la structure stable du monde : la Terre en bas, le Ciel en haut, la Mer tout autour. Le Chaos, lui, n’a pas disparu ; il devient une sorte de substrat sous-jacent, un état antérieur qui a permis cette structuration.
C’est un modèle que l’on retrouve dans la cosmogonie orphique, où le Chaos est représenté par un œuf primordial, dont l’éclatement donne naissance au monde organisé.
Le Chaos n’est donc pas vu comme un élément négatif, mais comme une nécessité, un stade préliminaire à l’apparition du monde tel que nous le connaissons.
Contrairement à Gaïa, Nyx ou Ouranos — des figures plus ou moins humaines, anthropomorphiques — Chaos n’est jamais représenté comme une divinité à part entière.
Il n’a ni temple, ni culte, ni représentation iconographique dans l’Antiquité.
Cela s’explique par le fait qu’il est une condition de l’existence, plutôt qu’un acteur à proprement parler.
On peut comparer cette absence de personnification à la distinction entre les dieux olympiens, qui sont des figures bien définies, et les principes cosmiques plus abstraits, comme Anankê (la Nécessité) ou Moïra (le Destin).
Chaos est une force, une potentialité pure, qui précède toute forme. En ce sens, il est moins une figure divine qu’un état du réel.
Cette distinction entre le Chaos comme gouffre initial et les dieux qui en émergent a d’ailleurs eu une influence profonde sur la pensée grecque, notamment chez les philosophes présocratiques, qui cherchaient à comprendre l'origine du monde non pas en invoquant les dieux, mais en s’interrogeant sur les premiers principes de la nature elle-même.
Quelques interprétations philosophiques et anthropologiques

Dès les premiers philosophes, l’idée d’un principe premier structurant l’univers a été un sujet central. Certains, comme Thalès ou Anaximandre, cherchent dans les éléments naturels un fondement de la réalité : l’eau, l’infini, l’air. D’autres, comme Héraclite, évoquent un monde en perpétuel changement, traversé par des tensions et des oppositions — dynamiques qui rappellent celles du Chaos mythologique. Chez Anaximandre, le Chaos trouve un écho particulier dans le concept d’Apeiron, qui signifie infini ou indéterminé. Selon lui, l’univers naît d’un état premier, illimité et informe, d’où émergent les différentes réalités du monde. Le parallèle avec le Chaos est frappant. Il ne s’agit pas d’un néant, mais d’un potentiel pur, d’une matière brute en attente d’organisation.
Cette idée se prolonge bien plus tard dans la pensée de Nietzsche, avec la notion de volonté de puissance. Chez lui, toute existence repose sur une force primordiale, dynamique et instable, qui tend vers la création et la transformation. Le Chaos nietzschéen n’est pas une menace, mais une nécessité vitale, une source d’énergie où résident les germes du renouveau. Il célèbre d’ailleurs ce principe dans Ainsi parlait Zarathoustra, lorsqu’il écrit que l’ordre n’émerge pas ex nihilo, mais de l’agitation, du tumulte, du déséquilibre.
Cela rejoint en partie la pensée des stoïciens qui, à travers le concept de Logos, voient le monde comme structuré par une raison immanente — mais née d’un fondement premier chaotique. Le Chaos ne concerne pas seulement l’univers physique. Il est aussi une image puissante du fonctionnement humain. Depuis l’Antiquité, il sert de métaphore pour expliquer les luttes internes de l’âme, la nature conflictuelle de l’homme et même son inconscient.
Dans la pensée freudienne, le Chaos résonne avec l’opposition entre le ça et le moi. Le ça, domaine des pulsions primaires et de l’instinct, est un réservoir d’énergie brute, incontrôlé, que le moi cherche à canaliser pour lui donner une forme acceptable, socialement. Freud décrit ainsi la psyché humaine comme un champ de bataille entre ces forces chaotiques et les structures rationnelles qui tentent de les organiser. Le Chaos devient alors le fondement même de notre psyché — une force à maîtriser plutôt qu’à anéantir. Ce schéma trouve un écho dans les récits mythologiques, où le passage du Chaos au Cosmos représente souvent l’histoire de la maîtrise du monde par l’homme.

Pensons à la domestication du feu, à la construction des premières villes, aux lois, aux codes sociaux : toutes ces évolutions sont autant de tentatives de structurer un état de nature perçu comme chaotique.
En anthropologie, ce thème se retrouve dans les mythes fondateurs de nombreuses civilisations. Les rituels initiatiques eux-mêmes rejouent cette opposition :
Un individu plongé dans le désordre primitif — une épreuve, un isolement, une souffrance — doit en sortir pour atteindre un nouvel état d’équilibre.
C’est ce que l’on appelle le chaos initiatique, un passage obligé vers une transformation personnelle.
L’existence humaine elle-même peut être vue comme une lutte entre deux pôles : un besoin d’ordre, de sens, de maîtrise… mais aussi une attraction pour l’inconnu, le déséquilibre, l’aventure.
Dans cette optique, vivre pleinement implique d’accepter une part de chaos en soi.
Enfin, il est fascinant de constater que le Chaos n’est pas seulement un mythe ancien ou un concept philosophique abstrait. Il trouve aussi une résonance profonde dans notre compréhension scientifique du monde. L’image du Chaos comme état primordial est étrangement proche des théories contemporaines sur la naissance de l’univers. Avant le Big Bang, on suppose un état d’instabilité extrême — une soupe indifférenciée d’énergie et de particules, sans structure définie. Puis, en un instant, une explosion crée les premières distinctions : la matière, l’espace, le temps. Il s’agit là, en un sens, d’un passage du Chaos au Cosmos.
On retrouve ce principe dans la physique quantique, où les particules subatomiques semblent obéir à un ordre chaotique, imprévisible, indéterminé, avant de se stabiliser sous certaines conditions. En mathématiques, la théorie du chaos montre comment un système peut paraître désordonné tout en obéissant à des lois précises. Dans ce sens, le Chaos n’est pas l’absence d’ordre, mais un ordre trop complexe pour être perçu immédiatement.
D'autres formes du Chaos
Cette idée rejoint encore celle de la mythologie grecque : le Chaos n’est pas un néant, mais un potentiel en attente d’être organisé. On retrouve des figures similaires au Chaos dans de nombreuses traditions, souvent assimilées à une masse informe, à un océan primordial, ou à une déesse terrible.

En Egypte
Le monde naît toujours d’un état premier, indistinct, que l’on doit structurer pour qu’il devienne habitable.
Dans la mythologie égyptienne, cet état originel est incarné par Noun, une immense étendue d’eau sombre et infinie.
Contrairement au Chaos grec, Noun n’est pas un gouffre vide, mais une substance liquide, profonde, sans forme définie.
C’est dans cet océan primordial que le dieu Atoum, parfois assimilé à Rê, surgit spontanément et crée les premières entités divines.
À partir de là, la structuration du monde commence : l’air, la terre, le ciel, puis enfin les humains.
Mais ce qui distingue l’Égypte, c’est que le Chaos ne disparaît jamais totalement.
Il subsiste à travers des figures comme Apophis, le grand serpent du désordre, qui menace chaque nuit de détruire l’ordre cosmique établi par les dieux.
Cette idée est très différente du modèle grec.
Le Chaos ne précède pas l’ordre pour être remplacé : il est une menace permanente, qu’il faut repousser jour après jour.
On retrouve ici une vision du Chaos comme enjeu cyclique : un désordre toujours prêt à revenir, à submerger l’univers si l’ordre du monde vacille.

En Mésopotamie
En Mésopotamie, le Chaos prend une forme plus personnifiée.
Il est incarné par Tiamat, une immense déesse-dragon représentant les eaux primordiales et la puissance anarchique du monde avant sa structuration.
Dans l’Enuma Elish, le grand récit de création babylonienne, Tiamat entre en guerre contre les jeunes dieux qui veulent imposer un ordre cosmique.
Elle est finalement vaincue par Marduk, le dieu de la civilisation, qui la découpe en deux :
une moitié devient la voûte céleste, l’autre la terre.
Ce récit est fondamental, car il exprime une vision conflictuelle du Chaos.
Contrairement à la Grèce ou à l’Égypte, où le Chaos est un état originel neutre ou latent, ici il est une force hostile, un ennemi qu’il faut abattre pour que le monde puisse exister.
Ce mythe illustre ainsi la perception babylonienne du monde : l’ordre n’est jamais acquis, il est le fruit d’une conquête contre le désordre, et doit être défendu en permanence.

Un peu de modernité : le Big Bang
Depuis les origines, les civilisations ont imaginé le monde naître du chaos : une mer sombre, une déesse terrifiante, un gouffre béant.
Aujourd’hui encore, la science raconte elle aussi une genèse : le Big Bang, cet instant où tout jaillit d’un état d’indistinction totale — ni matière, ni espace, ni temps.
Comme Noun, l’océan primordial égyptien, ou Tiamat, la mère-dragon mésopotamienne, le Big Bang n’est pas l’ordre : il est la poussée première, un déferlement d’énergie, un souffle créateur qui précède la forme.
Et si, malgré les siècles, les récits mythologiques et scientifiques racontaient la même intuition : celle d’un monde né du tumulte vers l’équilibre, d’un chaos fondateur devenu cosmos ?
En bref !
Nous avons ainsi parcouru différentes visions du Chaos à travers les civilisations — visions que nous pourrons approfondir au fil de nos rencontres.
Ce qui frappe, c’est que bien que les récits diffèrent, les grandes lignes se retrouvent partout :
- Un état premier, indéterminé, souvent perçu comme une substance informe, un gouffre, ou une mer sans rivage ;
- Un moment décisif, où une force, un dieu, un héros ou un principe cosmique vient organiser ce Chaos.
- Une tension entre désordre et structuration, qui n’est jamais totalement résolue.
Cependant, la nature même du Chaos varie selon les cultures :
-
En Grèce, il est une potentialité, un état neutre et fondateur ;
-
En Mésopotamie, il est une menace, un adversaire à terrasser ;
-
En Égypte, il est une présence latente, un risque permanent qu’il faut contenir.
Cette diversité montre que le Chaos est une question fondamentale, un point de départ obligé pour toute réflexion sur l’origine du monde.
Le Chaos n’est donc pas seulement une absence d’ordre :
il est une force première, un terrain vague, à partir duquel tout devient possible.
Qu’il soit mer infinie, déesse terrible, gouffre obscur, ou œuf cosmique, chaque civilisation l’a représenté à sa manière, selon sa propre vision du monde et de l’existence.
Mais s’il est une chose qui traverse tous ces récits, c’est que le Chaos n’est jamais anéanti complètement.
Il reste sous-jacent, prêt à ressurgir si l’ordre vacille....