Histoire des croyances et des idées religieuses
Mircea Eliade, de l'âge de pierre aux Mystères d'Eleusis -
CHAPITRE PREMIER : La plus longue révolution : la découverte de l'agriculture - mésolithique et néolithique -
Le paradis perdu ?
La fin de l’époque glaciaire, vers ~ 8 000, changea d’une manière radicale le climat et le paysage, et par conséquent la flore et la faune de l’Europe au nord des Alpes.
Le retrait des glaciers provoqua la migration de la faune vers les régions septentrionales. Graduellement, la forêt se substitua aux steppes arctiques. Les chasseurs suivirent le gibier, surtout les troupeaux de rennes, mais la raréfaction de la faune les obligea à s’installer sur les rivages des lacs et sur les littoraux, et à vivre de la pêche. Les nouvelles cultures qui se développèrent pendant les millénaires ultérieurs ont été désignées sous le terme de mésolithique.
En Europe occidentale, elles sont nettement plus pauvres que les grandioses créations du paléolithique supérieur. Par contre, en Asie du Sud-Ouest, et particulièrement en Palestine, le mésolithique constitue une période axiale : c’est l’époque de la domestication des premiers animaux et des débuts de l’agriculture.
On connaît assez mal les pratiques religieuses des chasseurs qui avaient suivi les troupeaux de rennes dans le nord de l’Europe. Dans le dépôt de limon d’un étang de Stellmoor, près de Hambourg, A. Rust a trouvé les restes de douze rennes entiers, immergés, avec des pierres dans la cage thoracique ou dans le ventre.
Rust et d’autres auteurs ont interprété ce fait comme offrande des prémices présentées à une divinité, probablement au Seigneur des Fauves. Mais H. Pohlhausen a rappelé que les Esquimaux conservent les provision de viande dans l’eau glacée des lacs et des rivières. Cependant, comme le reconnaît Pohlhausen lui-même, cette explication empirique n’exclut pas l’intentionnalité religieuse de certains dépôts. En effet, le sacrifice par immersion est amplement attesté, et à des époques différentes, de l’Europe septentrionale jusqu’en Inde.
Le lac de Stellmoor était probablement considéré « lieu sacré » par les chasseurs mésolithiques. Rust a recueilli dans le gisement de nombreux objets : flèches de bois, outils en os, haches taillées dans des ramures de rennes. Vraisemblablement, ils représentent des offrandes, comme c’est le cas des objets de bronze et de l’âge du fer trouvés dans certains lacs et étangs de l’Europe occidentale. Certes, plus de cinq millénaires séparent les deux groupes d’objets, mais la continuité de ce type de pratique religieuse est indubitable. Dans la source dite de Saint-Sauveur (forêt de Compiègne) ont été découverts des silex de l’époque néolithique (brisés intentionnellement en signe d’ex-voto), des objets du temps des Gaulois et des Gallo-Romains, et du moyen âge à nos jours. Il faut également tenir compte du fait que, dans ce dernier cas, la pratique s’est maintenue malgré l’influence culturelle de la Rome impériale et, surtout, en dépit des interdictions répétées de l’Église. En plus de son intérêt intrinsèque, cet exemple a une valeur paradigmatique : il illustre admirablement la continuité des « lieux sacrés » et de certaines pratiques religieuses.
Toujours dans la couche mésolithique de Stellmoor, Rust a découvert un poteau de bois de pin avec un crâne de renne placé au sommet. Selon Maringer, ce poteau cultuel indique probablement des repas rituels : on mangeait la chair des rennes et on offrait leurs têtes à un être divin. Non loin d’Ahrensburg-Hopfenbach, dans une station mésolithique datée de ~ 10 000, Rust a dégagé au fond de l’étang un tronc de saule de 3,50 m de long, grossièrement sculpté : on distingue la tête, un cou allongé et des grands traits incisés, qui, selon l’auteur de la découverte, représentent les bras. Cette « idole » avait été plantée dans l’étang, mais on n’a trouvé autour ni ossements ni objets d’aucune sorte. Il s’agit, vraisemblablement, de l’image d’un Être surnaturel, bien qu’il soit impossible de préciser sa structure.
À côté de la pauvreté de ces quelques documents des chasseurs de rennes, l’art rupestre de l’Espagne orientale offre à l’historien des religions un matériel considérable.
La peinture rupestre naturaliste du paléolithique supérieur s’est transformée, dans le « Levant espagnol », en un art géométrique rigide et formaliste. Les parois rocheuses de la Sierra Morena sont couvertes de figures anthropomorphes et thériomorphes (surtout de cerfs et de bouquetins) réduites à quelques lignes, et de différents signes (rubans onduleux, cercles, points, soleils).
Hugo Obermaier a montré que ces figures anthropomorphes se rapprochent des dessins spécifiques aux galets peints de l’Azilien. Puisque cette civilisation dérive de l’Espagne, les représentations anthropomorphes inscrites sur les parois rocheuses et sur les galets doivent avoir des significations similaires. On les a expliquées comme symboles phalliques, comme éléments d’une écriture ou de signes magiques. Plus convaincante semble la comparaison avec les tjurunga australiennes.
On sait que ces objets rituels, le plus souvent en pierre et ornés de divers dessins géométriques, représentent le corps mystique des ancêtres. Les tjurunga sont cachées dans des grottes ou enterrées dans certains lieux sacrés, et ne sont communiquées aux jeunes hommes qu’à la fin de leur initiation. Chez les Aranda, le père s’adresse à son fils en ces termes : « Voici ton propre corps duquel tu es sorti par une nouvelle naissance », ou : « C’est ton propre corps. C’est l’ancêtre que tu étais quand, durant ton existence antérieure, tu pérégrinais. Puis tu descends dans la grotte sacrée, pour y reposer ». Au cas où les galets peints du Mas d’Azil auraient eu, comme il est probable, une fonction analogue à celle des tjurunga, il est impossible de savoir si leurs auteurs partageaient des idées similaires à celles des Australiens. On ne peut pas douter cependant de la signification religieuse des galets aziliens. Dans la grotte de Birsek, en Suisse, on a trouvé 133 galets peints, presque tous brisés. Il semble plausible qu’ils aient été cassés par des ennemis ou par des occupants ultérieurs de la caverne. Dans les deux cas, on poursuivait l’annihilation de la force magico-religieuse présente dans ces objets. Vraisemblablement, les grottes et les endroits ornés de peintures rupestres du Levant espagnol constituaient des lieux saints. Quant aux soleils et aux autres signes géométriques qui accompagnent les figurations anthropomorphes, leur signification reste mystérieuse.
Nous n’avons aucun moyen pour préciser l’origine et le développement de la croyance aux ancêtres dans la préhistoire. Jugeant d’après les parallèles ethnographiques, ce complexe religieux est susceptible de coexister avec la croyance en des Êtres Surnaturels ou des Seigneurs des Fauves. On ne voit pas pourquoi l’idée des ancêtres mythiques ne ferait pas partie du système religieux des Paléolithiques : elle est solidaire de la mythologie des origines, origine du monde, du gibier, de l’homme, de la mort, spécifique aux civilisations des chasseurs.
En outre, il s’agit d’une idée religieuse universellement répandue et mythologiquement fertile, car elle s’est maintenue dans toutes les religions, même les plus complexes (à l’exception du bouddhisme hināyāna). Il arrive qu’une idée religieuse archaïque s’épanouisse d’une manière inattendue dans certaines époques et à la suite de certaines circonstances particulières.
S’il est vrai que l’idée de l’ancêtre mythique et le culte des ancêtres dominent le mésolithique européen, il est probable, comme le pense Maringer, que l’importance de ce complexe religieux s’explique par le souvenir de l’époque glaciaire, quand les lointains ancêtres vivaient dans une sorte de « paradis des chasseurs ».
En effet, les Australiens estiment que leurs ancêtres mythiques ont vécu pendant l’âge d’or, dans un paradis terrestre où le gibier abondait et où les notions de bien et de mal étaient pratiquement inconnues. C’est ce monde « paradisiaque » que les Australiens s’efforcent de réactualiser pendant certaines fêtes, lorsque les lois et les interdits sont suspendus.