Hermès : le dieu des voleurs

Dieu des messages et des messagers, Hermès patronne l’éloquence, la traduction, la pédagogie du sens ; dès qu’un monde a besoin d’un passeur, il apparaît. Il est aussi psychopompe : compagnon discret des âmes jusqu’au seuil d’Hadès, il accompagne sans juger, garantissant la continuité entre ici et l’au-delà. Avec Hestia, le foyer qui rassemble, il forme la respiration de la cité : centre et routes, fixité et ouverture. Sans Hestia, les routes n’aboutissent nulle part ; sans Hermès, la maison étouffe. Dans le commerce comme dans la parole publique, Hermès engage une éthique simple et haute : bienveillance rusée, parole tenue, passage juste. Ses images varient, jeune homme rapide, voyageur au pétase, herma de pierre, héraut au caducée, mais son geste demeure : faire circuler sans confondre, franchir sans casser. Ici, Arcadya explore Hermès au plus près des bornes grecques, des marchés antiques, des serments, des routes et des récits où la Grèce a appris que la paix tient à l’intelligence des passages. Messager des dieux, dieu des carrefours, dieu des voyageurs et des marchands, Hermès continue de nous parler chaque fois qu’il faut ouvrir une voie, traduire, négocier, relier.

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HERMES

La naissance d’Hermès se situe au mont Cyllène, en Arcadie, dans le Péloponnèse. Maia, l’une des Pléiades, fille d’Atlas, met au monde un fils de Zeus dans une grotte. L’enfant se montre d’emblée vif et autonome : il se libère de ses langes, se met debout et marche.

À la sortie de la grotte, il aperçoit une tortue et, avec l’ingéniosité qui le caractérise, transforme sa carapace en instrument : il creuse la coque, y tend des cordes, fabrique un plectre ; la lyre est née. La journée n’a pas commencé qu’Hermès a déjà inventé un outil majeur.

Les mythes d'Hermès

Le soir même, non loin de là, paissent les bœufs d’Apollon, dieu de la musique, de la lumière et maître de Delphes. Le nouveau-né se livre à un premier exploit de ruse : il inverse ses sandales pour tromper les traces, mène les bêtes à reculons, efface les pistes avec des branches et en dérobe une partie. Dans une cavité, il allume un feu, sacrifie deux animaux et répartit la viande en douze parts pour les douze Olympiens. Puis il rentre se coucher. Quand Apollon découvre le larcin, il s’emporte et l’affaire remonte jusqu’à Zeus. Hermès nie avec un aplomb d’enfant puis, pour apaiser la colère, prend sa lyre et joue. Le charme opère. Apollon accepte un échange : il reçoit la lyre, et en retour il offre son amitié, le bâton de héraut (le caducée, aux deux serpents entrelacés) et la reconnaissance officielle d’Hermès comme messager des dieux. Un vol devient un accord, et un accord, une fonction.

Plus tard, à Argos, en Argolide, Io, princesse aimée de Zeus, a été métamorphosée en génisse par Héra, jalouse et gardienne de l’ordre. Héra confie sa surveillance à Argos Panoptès, un géant aux cent yeux qui ne dort jamais complètement. Hermès reçoit de Zeus la mission de libérer Io. Sous l’apparence d’un berger, il s’approche, parle, joue de la flûte, endort l’attention du gardien ; les paupières se ferment, puis la vigilance se relâche. Hermès frappe et tue Argos, permettant à Io de s’échapper. Plus tard, Héra fixera symboliquement les yeux d’Argos sur la queue du paon ; mais le fait décisif demeure : Hermès accomplit sa charge avec méthode et sans grand fracas.

Sur Ithaque, après le retour d’Ulysse, les prétendants gisent dans la salle du palais. Un autre type de mission s’ouvre : la conduite des morts. Hermès, en psychopompe, marche en tête et guide les ombres vers l’Hadès. Il ne s’agit pas d’un jugement ni d’un supplice : il les mène simplement, conformément à l’ordre du monde, jusqu’aux prés d’asphodèles, la demeure des morts ordinaires. Sa fonction est de montrer le passage et d’assurer qu’il s’accomplit.

Dans la guerre de Troie, Hermès joue aussi le rôle d’escorte discret. Le roi Priam décide d’aller lui-même demander à Achille le corps de son fils Hector. Pour traverser le camp ennemi, il a besoin d’un guide. Hermès apparaît sous les traits d’un jeune soldat, donne des consignes simples, amène le char sans éveiller les chiens ni les sentinelles et disparaît une fois la tente d’Achille atteinte. Le courage de Priam est le fait marquant, mais la réussite matérielle de l’entreprise tient à ce conducteur invisible.

Hermès intervient également dans la quête de Persée contre Méduse (image de droite tirée du jeu Assassin's Creed Odysseus). Le fils de Danaé et de Zeus doit atteindre l’extrémité du monde pour trancher la tête de la Gorgone au regard pétrifiant. Pour y parvenir, il reçoit une aide précisément définie : Hermès lui fournit des sandales ailées pour voler. Les Grées, trois vieilles qui partagent un seul œil, contraintes, livrent l’adresse des Nymphes ; celles-ci remettent à Persée une besace et le casque d’Hadès qui rend invisible. Athéna lui donne un bouclier poli permettant de voir le monstre sans croiser ses yeux (l'Egide). Grâce à cet équipement adéquat, Persée exécute sa tâche : vitesse, prudence, lame sûre. Derrière l’héroïsme, on lit l’organisation.

Dans l’Odyssée, encore, Hermès protège Ulysse avant la rencontre avec Circé. Il lui remet une plante aux propriétés particulières, le moly (racine noire, fleur blanche), et lui en explique l’usage : s’en prémunir, tirer l’épée au bon moment, exiger un serment, puis seulement négocier. L’enchantement se trouve alors contrôlé par des gestes précis et des paroles réglées. Là encore, Hermès ne l’emporte pas par la force, mais par la procédure et le bon ordre des actions.

Une autre tradition raconte la captivité d’Arès par les Géants jumeaux, Otos et Éphialtès : enfermé dans une jarre de bronze, le dieu de la guerre reste prisonnier treize mois. C’est Hermès qui le libère, en soulevant le couvercle et en rétablissant la situation. L’épisode oppose la brutalité des Géants à l’adresse efficace du messager.

De l’union d’Hermès et d’Aphrodite naît Hermaphrodite, adolescent d’une beauté remarquable. La nymphe Salmacis s’éprend de lui, s’accroche à son corps et demande aux dieux qu’ils ne fassent plus qu’un. Son vœu est exaucé : Hermaphrodite devient une figure double, réunissant traits masculins et féminins. Ce récit, parfois déroutant pour qui privilégie des frontières nettes, illustre néanmoins l’un des domaines d’Hermès : la gestion des seuils, des passages et des identités qui se transforment.

Dans l’atelier d’Héphaïstos, lorsqu’il s’agit de créer Pandora, première femme, chaque dieu apporte un don. À Hermès revient l’attribution d’une parole habile, capable de séduire et de convaincre. Hésiode y voit de la tromperie ; on peut y voir plus simplement un constat : le langage humain est un outil qui relie ou qui égare selon l’usage. Que ce don vienne du dieu des marchands, des voleurs et des orateurs n’a rien de contradictoire : c’est la même compétence appliquée à des fins différentes.

Dans la géographie des villes

À Athènes, la présence d’Hermès se signale par les hermai : piliers dressés aux carrefours, aux portes et aux limites de champs, surmontés d’une tête barbue et d’un phallus. Dans la nuit du 11 au 12 mai 415 av. J.-C (pendant la guerre du Péloponnèse)., de nombreuses hermai sont mutilées. Au matin, l’indignation est générale. L’épisode n’est pas une simple affaire de superstition : toucher aux hermai, c’est attaquer symboliquement la circulation de la cité, ses repères et ses passages. Cet acte pèse sur le climat politique qui précède l’expédition de Sicile mené par le très célèbre Alcibiade (général et stratège Athénien haut en couleur). 

Au fil de ces épisodes, Arcadie, Olympe, Argos, Ithaque, Troade, confins du monde, Aiaia, Athènes,, c’est une même figure qui se dessine. Hermès ouvre des voies, règle des transitions, fournit l’instrument ou la méthode qui rendent l’action possible : une lyre pour la concorde, un caducée pour la fonction, un itinéraire sûr pour un roi, des sandales ailées pour un héros, une plante pour déjouer un sort, une main ferme pour libérer un dieu, des bornes pour structurer la ville, une parole pour négocier. Là où d’autres dieux incarnent la force, l’ordre ou la foudre, Hermès incarne la circulation et l’ajustement.

Son nom résume des attributions diverses mais cohérentes : messager officiel, inventeur rapide, voleur adroit, diplomate nocturne, psychopompe discret, patron des routes, des marchés, des échanges et des carrefours. Partout où il faut passer d’un état à un autre, établir un contact, guider sans éclat, régler une procédure, Hermès intervient. Son contraire n’est pas la justice : c’est l’immobilité.

En Attique, le soir venu, on comprend cette fonction en touchant la pierre d’une herma comme on vérifierait un seuil. La ville respire par ses passages. Entre la grotte du Cyllène et les tentes d’Achille, entre la salle d’Ulysse et les confins où marche Persée, c’est toujours la même compétence qui se déploie : faciliter le mouvement juste, au bon moment, avec les bons moyens. Voilà Hermès.

Mythologies comparées

Hermès fascine parce qu’il incarne une fonction que l’on retrouve presque partout : celle du médiateur. Un être qui circule entre les puissances, comprend plusieurs langages, franchit les frontières pour les faire fonctionner — non pas pour les abolir, mais pour les ouvrir et les régler.

ROME

EGYPTE

INDE

Chez les Romains, l’équivalent est direct : Mercure (Mercurius). Le profil est plus urbain, plus commerçant, mais la dynamique est la même. Jules César remarque dans La Guerre des Gaules (VI, 17) que les Gaulois honorent « par-dessus tout » un dieu qu’il identifie à Mercure, vraisemblablement Lugus sous interprétation romaine, présenté comme inventeur des arts et patron des routes, de la fortune et du commerce. Autrement dit, la figure d’Hermès/Mercure se greffe sans difficulté sur un monde celtique de marchés, de déplacements et de récits partagés : signe d’une fonction aisément adoptable.

En contexte égyptien hellénistique, l’analogie prend une tournure savante avec Thot, scribe divin, maître des écritures et du temps. De ce rapprochement naît Hermès Trismégiste, « trois fois très grand », protagoniste des textes hermétiques (le Corpus Hermeticum), où un maître expose à un disciple une cosmologie unifiée, l’intelligence (Noûs) du tout, et le retour de l’âme vers le principe. Le messager devient alors figure de connaissance : la médiation n’est plus seulement diplomatique entre dieux et humains, elle est philosophique entre le monde et l’Un. Qu’on adhère ou non à ces spéculations tardives, elles attestent la plasticité d’Hermès, capable d’absorber les rôles du scribe, du mage et du savant.

En Inde, on rapproche volontiers Hermès de Pūṣan, dieu des routes, des voyageurs et des troupeaux dans les hymnes védiques : il guide les itinéraires, retrouve ce qui a été perdu et, selon certains textes, accompagne les défunts. À côté, Hanumān, messager du Rāmāyaṇa, incarne la vitesse, la ruse efficace et la loyauté absolue. Le cadre religieux diffère, l’accent mis sur la dévotion est plus marqué, mais on retrouve la même combinaison : déplacement sûr, médiation et secours concret.

Afrique de l’Ouest

Traditions amérindiennes

Peuples nordiques

Dans l’aire yoruba (Afrique de l’Ouest), Èṣù-Ẹlẹ́gbára (Eshu/Exu) garde les carrefours, fait circuler les messages des oracles d’Ifá, joue le rôle du trickster régulateur. Il n’est pas « bon » ou « mauvais » en soi ; il est nécessaire. Sans lui, pas de communication valable. Sa pédagogie passe par la surprise, la sanction des imprudents et la récompense de l’astucieux : l’ordre est maintenu non par immobilité, mais par une circulation tenue.

Du côté des traditions amérindiennes, Coyote ou Corbeau jouent des fonctions comparables : voleurs du feu, inventeurs opportunistes, pédagogues du détour. Comme Hermès, ils civilisent en transgressant à la marge, non en supprimant les obstacles mais en apprenant à les contourner. Le registre est souvent humoristique, mais l’effet social est sérieux : faire tenir des mondes hétérogènes ensemble.

Pour les peuples nordiques, la comparaison la plus citée est Loki. Elle est utile, mais elle a des limites : Loki brise l’ordre pour le jeu et la crise ; Hermès, lui, relie et répare. Heimdall, gardien du pont Bifröst, évoque davantage la surveillance des passages, mais sans la vivacité mercurielle. Quant à Odin, il maîtrise la parole magique et voyage entre les mondes, mais par l’ascèse, le sacrifice et la gravité tragique (le pendu d’Yggdrasil), quand Hermès privilégie le gain net : une négociation réussie, un passage ouvert sans drame.

Les objets et emblèmes confirment ces convergences.

  1. Les sandales ailées (talaria) condensent l’idée de vitesse protégée, qu’on retrouve ailleurs à travers plumes, ailes, masques ou insignes de légèreté.
  2. Le caducée (image tirée du site futura-sciences.com; bâton entouré de deux serpents ,symbolise la médiation : apaiser, séparer, faire dialoguer des contraires. Beaucoup de cultures connaissent des bâtons de héraut, sceptres d’arbitrage, verges de conteurs qui donnent et retirent la parole.
  3. Quant au phallus des hermai athéniennes, souvent gênant pour un regard moderne, il renvoie simplement à l’énergie vitale, à la circulation des forces (fertilité, prospérité, chance) qu’on peut symboliser autrement, mais qu’on ne peut pas retirer sans affaiblir la fonction : ce qui circule fait vivre.

L’histoire religieuse montre enfin qu’Hermès s’imbrique facilement : il se combine à Thot, Lugus, parfois aux Matres, puis se prolonge par des figures chrétiennes de voyageurs et de messagers. À la fin de l’Antiquité et à la Renaissance, l’« hermétisme » devient un champ de savoir (alchimie, magie naturelle, cosmologie philosophique) où « Mercure » n’est pas seulement un métal, mais un principe actif : ce qui dissout et relie, traverse les formes et les met en rapport. Ce n’est plus une idole ; c’est un modèle de dynamique.

Les doctrines métaphysiques divergent, les rituels aussi, mais on retrouve, d’un monde à l’autre, le besoin d’un médiateur ambivalent et efficace, joueur quand il faut, précis quand c’est nécessaire, qui tresse les mondes, les mots et les choses. Hermès, sous ses noms multiples, est la figuration classique de ce besoin.