Erèbe : le brouillard de la transformation

Érèbe : La densité de l’ombre
Avant la lumière, avant la nuit, avant même le souffle du verbe : il y eut Érèbe. Non pas l’obscurité comme simple absence de jour, mais une épaisseur. Une profondeur. Un silence si total qu’il devient matrice.

Dans cet épisode, nous descendons dans les replis les plus anciens du mythe – là où le monde ne se voit pas, mais se devine ; là où l’Ombre n’est pas l’ennemi, mais la condition même de l’émergence.

Écoutez cet épisode et laissez-vous envelopper par Érèbe, ce mystère oublié du panthéon, ce frère du Chaos qui façonne, sans bruit, les contours invisibles de l’existence.

➡️ Disponible aussi sur toutes les plateformes de podcast.

Dante l'attende de la suite, voilà le début !

EREBE

Il est un nom que l’on murmure à peine dans les récits cosmogoniques, un nom qui n’a ni visage ni trône, ni culte ni prière. Un nom trop ancien pour être prié, trop opaque pour être raconté, trop réel pour être oublié. Ce nom, c’est Érèbe.

Dans les récits d’Hésiode, il est né du Chaos, cette béance originelle, faille cosmique, tension pure entre l’être et le non-être. Mais Érèbe n’est pas Chaos. Car Chaos est une ouverture, un non-lieu fertile, un gouffre créateur, dépourvu de forme mais porteur de toutes les potentialités. Chaos est le premier Verbe du monde, un abîme qui appelle, qui divise, qui engendre. Chaos est une puissance.

Érèbe, lui, n’ouvre rien. Il recouvre. Il n’engendre pas, il engloutit sans dissoudre.

Généalogique : une opposition

À ses côtés naît Nyx, sa sœur. Mais Nyx n’est pas Érèbe. Nyx, c’est la Nuit rythmée, la temporalité cyclique, l’alternance des jours et des songes, la respiration cosmique. Elle a des enfants, des généalogies, elle donne naissance au Sommeil et la Mort. Nyx est le noir habité, l’obscurité familière, la compagne du temps. Érèbe est le noir absolu, sans battement, sans retour, sans forme. Il n’est pas la nuit : il est ce qu’il reste quand la nuit elle-même s’éteint. Plus bas encore se trouve Tartare, non-lieu de destruction, gouffre de l’oubli, lieu d’enfermement des puissances rebelles. L’antithèse du Chaos, enfermé dans le giron de la matière, de sa sœur, Gaïa. Mais Tartare n’est pas Érèbe : Tartare est un espace, défini dans la géographie infernale, un lieu qui est nulle part et partout, qui s’ouvre à qui veut le voir et l’apprivoiser. Érèbe, lui, est l’avant. Un interstice. Un voile. Une matière noire littéralement, il est l’opacité des ténèbres qui nous oppresse. Il n’est donc pas Gaïa, base du monde, densité pleine et fertile. Il n’est pas Chaos, puissance de surgissement. Il n’est pas Nyx, pulsation cosmique. Il n’est pas Tartare, abîme d’oubli. Érèbe est ce que nous traversons lorsque nous ne sommes plus et pas encore revenu. Il est parfois un entre deux, entre deux états, lorsque nous mourons mais il est aussi matière brumeuse, dense, étouffante, sans odeur ni relief. Une substance obscure, palpable mais impalpable, réelle sans être localisable. Il est terreur et un passage. Il est double.

Il n’a pas de temple, car nul ne lui adresse de culte.

Il n’a pas de forme, car toute forme s’y dissout.

Il n’a pas de fonction, car il n’est pas là pour guider, punir, juger ou créer.

Dans d’autres traditions, plus tardives, plus orientales, plus bouddhiques, on parlerait d’un bardo : un état de conscience intermédiaire, un espace liminal entre deux incarnations, où l’âme désincarnée flotte dans un monde sans repères, sans matière fixe ni direction stable.

Ce bardo est traversé de lumières terribles ou de ténèbres illusoires.

Érèbe, lui, n’est que ténèbres. Mais des ténèbres pleines, substantielles, matérielles.

Il n’est pas illusion, il est matière de la perte.

Il est la peur primordiale, sans cri, sans image, sans cause. Il est l’expérience mythique de l’angoisse nue : non pas celle de mourir, mais celle de ne plus être situé lorsque déjà mort, nous voguons ailleurs. Voilà qui est Erèbe, voilà qui sont les autres.

Parménide 

Dans les cosmogonies grecques, toute chose existe parce qu'elle est distincte, nommée, inscrite dans une relation. Le Chaos n’est pas encore cette distinction : il est béance, ouverture brute, faille matricielle. Lorsque les premières puissances émergent, elles ne se contentent pas d’occuper le monde : elles le qualifient, le constituent en tant qu’expérience. Parmi elles, Érèbe n’est ni un dieu solaire, ni une force ordonnatrice, ni même un maître des morts. Il n’a pas de visage, pas de palais, pas d’attribut. Et pourtant, les Grecs lui ont donné un nom. Et cela, en soi, suffit à désigner une nécessité ontologique. Nommer Érèbe, c’est reconnaître que l’obscurité n’est pas un accident de la lumière, mais sa condition d’apparition.

Chez Parménide, la pensée la plus radicale et la plus dépouillée de l’ontologie grecque affirme ceci : « L’être est, et le non-être n’est pas ». Il ne saurait donc y avoir, pour lui, de milieu, d'entre-deux, de nuance. Toute pensée qui cherche à comprendre le monde doit se fonder sur l’être pur, sans faille, sans négation, sans transformation. Mais cette doctrine ignore — ou escamote — ce que les Grecs mythiques, eux, n’ont pas oublié : que toute émergence passe par une forme d’effacement ; que toute lumière suppose un fond ; que l’être seul, sans obscurité, devient insaisissable. Érèbe trouble cette clarté par sa simple présence. Parménide voit le monde de façon binaire là où Erèbe pourtant est ce gris saisissant qui existe entre la lumière et la nuit. Il n’est pas le non-être, car il a été engendré, nommé, situé dans la généalogie du monde : il est. Mais il n’est pas non plus l’être plein : il ne crée pas, ne parle pas, ne s’affirme pas, il est, nous l’avons vu, un passage, un état. Un bardo, ou une peur passagère. Sans Érèbe, il n’y a pas de contraste, et donc, pas de forme. Sans Érèbe, il n’y a que transparence — et la transparence est invisible. Il est donc l’anti-principe de Parménide : non pas le néant, mais la densité obscure, la trame sur laquelle l’être se détache, le milieu où il prend forme.

Plotin

La pensée de Plotin, beaucoup plus tardive, introduit une autre tension essentielle : l’Un, réalité ultime et transcendante, est au-delà de toute distinction. Il ne peut être atteint ni par le raisonnement, ni par la perception. Pour s’unir à lui, il faut descendre en soi-même, se détacher des images sensibles, faire mourir en soi toute séparation. Cette descente, Plotin la compare à une "nuit de l’âme". Or que trouve-t-on dans cette nuit ? Pas un néant. Pas une absence. Mais une densité étouffante, une saturation du réel, un noir plein, sans division possible. Ce n’est pas le vide : c’est trop de présence, trop de silence, trop d’unité. C’est là que se loge Érèbe. Il n’est pas seulement ce que la lumière exclut, mais ce par quoi elle est rendue rare, précieuse, possible. Il n’interdit pas l’éveil, mais le précède, l’encadre, l’oriente, encore une fois, c’est ce passage, ce bardo qui permet l’éveil. Il est le moment où les formes sont sur le point d’apparaître, mais pas encore séparées de l’indistinction. Il est le noir qui protège la clarté, Comme la paupière protège la rétine, Comme le souffle prépare le Verbe, Comme la nuit révèle l’étoile.

Évangile selon Jean

"La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie."

Dans ce verset biblique, la lumière apparaît non pas en opposition, mais au cœur même des ténèbres. Elle ne triomphe pas par anéantissement, mais par différence, mise en tension, scintillement sur fond obscur. C’est ici que le rôle d’Érèbe prend toute sa puissance ontologique : il ne détruit pas, il rend visible. Non en éclairant, mais en préparant l’éclat.

  • Hegel, dans sa Phénoménologie de l’esprit, montre que toute chose se déploie dans un mouvement dialectique : une affirmation (thèse), une négation (antithèse), une réconciliation (synthèse). Or, ce mouvement suppose une prise de conscience de l’altérité, une expérience du négatif. Érèbe, dans ce schéma, serait l’antithèse pure, mais non encore résolue : il n’est pas la lumière, mais la tension qui précède sa naissance. Il n’est pas le mal, ni le faux, mais le retrait, la latence, le moment d’étrangeté radicale.
  • Dans La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil propose une idée révolutionnaire : Dieu ne crée pas en imposant sa force, mais en se retirant. Il s’efface, il s’absente, pour permettre à l’autre, au monde, à la liberté d’émerger. Cette idée du retrait créateur rejoint profondément le rôle d’Érèbe : Ce n’est pas un dieu qui agit, mais un principe d’effacement, un silence ontologique, un espace d’accueil où peut advenir quelque chose. Érèbe est ce retrait. Il est le creux dans la plénitude, L’ombre dans la lumière, Le vide nécessaire à la parole Il est l’intervalle, La respiration du monde, La tension qui rend le réel possible sans jamais s’imposer.

Érèbe ne crée pas, ne détruit pas, ne lie pas, ne fonde pas. Il suspend. Il est le moment d’arrêt, l’intervalle, le vide structurant entre deux états du monde. Là où Chaos représente l’élan de départ, Érèbe est l’interstice : ce qui permet de passer d’un état à un autre, sans confondre les deux. Là où Gaïa est l’installation, Érèbe est la désorientation temporaire, la suspension avant l’ancrage. Là où Nyx et Héméra rythment le monde, Érèbe est le temps arrêté, le flou entre deux repères. Là où Éros attire, Érèbe isole, non pas pour punir, mais pour préparer un nouveau rapport au monde. Là où Tartare enferme définitivement, Érèbe est un passage, une pause, un flottement. On pourrait dire qu’il incarne, à sa manière, l’expérience du silence dans une phrase, le noir entre deux images, le vide qui prépare le sens. C’est encore pour cela qu’il peut être comparé au bardo bouddhiste : cet état intermédiaire où l’être n’est plus ce qu’il était, mais n’est pas encore devenu ce qu’il sera.

La part obscure du dévoilement

Érèbe est ce retrait fondamental, ce non-plein de l’être, sans lequel aucune vérité ne peut apparaître. Il est la part obscure du dévoilement, le revers de l’apparition, l’absence qui rend la présence signifiante. Ce n’est pas pour rien qu’il nait du Chaos, vu qu’il permet la création de la nouveauté, ce n’est pas pour rien, non plus, vous l’aurez maintenant compris, qu’en s’unissant avec sa sœur Nyx il crée son contraire la lumière céleste et la lumière du jour. Puisqu’il est force de transition, possibilité du contraire, il est normal, finalement, que Nuit, faisant l’amour avec Contraire, finit par engendrer Jour. Il faut donc cesser de voir dans l’obscurité une privation ou un danger. L’obscurité est ce qui protège, ce qui rend possible l’apparition du sens, ce qui autorise la transformation. Dans les mythes de la création, dans les récits initiatiques, le noir précède toujours la lumière. La naissance du jour ne détruit pas la nuit : elle la traverse, elle l’épouse, elle l’éclaire sans l’annuler.

Jusqu’ici, nous avons traité Érèbe comme condition ontologique : le fond obscur nécessaire à la lumière  ; puis comme élément dialectique : l’opposé fécond qui permet l’émergence du sens. Il nous faut maintenant descendre plus profondément : dans l’expérience humaine, vécue, subjective, sensible. Érèbe n’est pas seulement une nécessité abstraite : il est ressenti. Il affecte. Il traverse l’existence.

Il faut, pour le comprendre pleinement, entrer en phénoménologie, en expérience du corps, en vécu de l’angoisse. Ce n’est plus l’être en général qui se projette sur l’obscurité — c’est la conscience elle-même qui s’y confronte, dans sa vulnérabilité nue.

Dans notre vie ordinaire, nous passons par des seuils où tout vacille :

  • La perte brutale d’un repère ; c’est Erèbe.
  • Le sommeil profond, sans rêve ; encore Erèbe.
  • L’expérience d’un deuil ou d’un effondrement psychique ; Erèbe.

Dans ces moments, on ne voit plus rien, on ne comprend plus rien, mais on sait que quelque chose a lieu. Ce rien opaque, non destructeur mais désintégrant, non vide mais saturé d’informe, c’est exactement cela, Érèbe.

En philosophie ?

Le philosophe Maurice Merleau-Ponty nous rappelle que notre perception du monde ne se fait pas à travers des objets fixes, mais à travers un corps mouvant, pris dans des jeux d’ombres, de silences, d’interruptions. Dans Le visible et l’invisible, il écrit que la perception suppose des angles morts, des parties voilées, une profondeur que l’on ne peut jamais saisir en totalité. Érèbe n’est pas derrière la perception : il en est la condition silencieuse, le soutien obscur, comme la nuit donne sa brillance à l’étoile, comme le silence donne sa force au cri. Mais cette obscurité, nous le savons n’est pas neutre. Elle affecte. Elle trouble. Elle fait peur. C’est pour cela qu’elle devient aussi ténèbres.

L’angoisseet non la simple peur est ce moment où l’objet disparaît, où le monde devient étrange, étranger, inconsistant. L’angoisse ne vient pas d’un danger : elle vient de ne plus savoir ce qu’est le monde. C’est une réaction émotionnelle et physiologique qui se déclenche en réponse à un stress, un danger ou une incertitude. Elle est caractérisée par une sensation de malaise accompagnée de divers signes physiques. Contrairement au stress, qui est une réponse à une menace immédiate, l’angoisse peut être plus diffuse et se manifester sans raison apparente, elle nait, vous l’avez compris d’un intermédiaire entre deux états, deux moments.

Et c’est précisément ce que produit Érèbe : Non pas une menace, mais une suspension. Non pas une attaque, mais une perte de sens, de contour, d’appui.

Heidegger, dans Être et temps, parle de l’angoisse comme ce qui révèle l’être en le retirant. Quand l’angoisse surgit, le monde familier s’effondre, et laisse apparaître la pure possibilité d’être ou de ne pas être. C’est ce moment où vous attendez de savoir si l’Être que vous aimez vous rendra votre amour, il est ce moment Schrödingerien où tout peut advenir. Pourtant, Érèbe n’est pas un échec. Il n’est pas une impasse.

Un peu d'anthropologie 

D’un point de vue anthropologique, le noir n’est jamais neutre. Dans toutes les cultures humaines connues, l’absence de lumière — qu’elle se manifeste sous la forme de la nuit, de l’obscurité, ou de la cécité — est perçue à la fois comme une menace existentielle et un lieu de passage.

Sur le plan psychologique, les travaux en ethnopsychiatrie, en psychologie du développement, montrent que le noir est l’un des premiers objets d’angoisse chez l’enfant.

Pourquoi ? Parce qu’il dissout les repères sensoriels. Il abolit la distance entre soi et l’autre, entre intérieur et extérieur, entre sécurité et danger.

Dans le noir : on ne distingue plus les formes, on ne perçoit plus les limites, on ne sait plus où l’on est. Le noir est l’espace où l’identité se fragilise, où le sujet devient vulnérable, démuni, exposé à l’invisible. Mais cette peur n’est pas irrationnelle : elle renvoie à une expérience anthropologique constante. Dans toutes les sociétés, les ténèbres sont associées à l’incertain, à la perte de maîtrise, à l’effondrement des frontières entre le soi et le monde.

Et pourtant : le noir est aussi sacré. Ce qui rend cette peur si fascinante, c’est qu’elle ne conduit pas à un rejet, mais à une forme de sacralisation. Dans les sociétés traditionnelles, la nuit, l’obscurité, le noir sont souvent des vecteurs de savoir, de révélation, de transformation. Le noir n’est pas seulement ce qu’il faut fuir : c’est aussi ce qu’il faut traverser pour devenir autre.  C’est cela qu’on retrouve dans la grotte des chamans sibériens, le cabinet de réflexion franc-maçon, le couloir noir des temples initiatiques antiques, le noir intérieur du rêve ou de la transe. Toutes ces figures renvoient à un même archétype : celui d’Érèbe, matière obscure du seuil, où l’on ne voit plus, mais où quelque chose en nous apprend à regarder autrement.

Les Dogons

En Egypte

En Grèce

Chez les Dogons du Mali, la matière originelle est noire, et c’est à partir d’elle que le monde prend forme. Dans les rites initiatiques africains, l’obscurité rituelle est la condition de toute renaissance sociale

Dans l’Égypte antique, le monde souterrain est peuplé de dieux, de passages, de métamorphoses. Il suffit de voir la pesée de l'âme de la déesse Maât

Dans les mystères grecs, la nuit symbolique précède l’illumination : "Heureux celui qui a vu ces mystères, car il connaît la fin de la vie et le commencement d’un autre monde", dit un fragment orphique. Il n’est pas Hadès, car Hadès administre un royaume. Il n’est pas Satan, car Satan divise et oppose. Il n’est pas la Mort, car il est ce qui vient avant la séparation définitive. Il est ce que toutes les cultures ont ressenti, sans jamais le nommer exactement : ce noir dense, non punitif mais désorientant, ce silence sans rituel, ce moment sans direction.

Quelques passages initiatiques 

En 1909, l’anthropologue français Arnold van Gennep formalise cette logique dans Les Rites de passage, ouvrage fondateur de l’anthropologie rituelle. Il y montre que tout passage initiatique ou transformation sociale repose sur une structure en trois temps :

  1. La séparation : rupture avec l’état précédent, retrait du groupe, perte des anciens repères.
  2. La phase liminaire (ou marge) : temps suspendu, isolement, désorientation, perte d’identité claire.
  3. La réintégration : retour dans la société avec un nouveau statut, une nouvelle identité, parfois un nouveau nom.

C’est cette phase centrale, liminaire, que Van Gennep identifie comme la plus symboliquement chargée : c’est un non-lieu et un non-temps, où l’individu n’est plus ce qu’il était, mais n’est pas encore ce qu’il va devenir. Et c’est exactement là que se situe Érèbe dans l’imaginaire grec : ni monde des vivants, ni monde des morts ; ni lumière, ni néant. Il est l’expérience anthropologique du flottement, de la mise en suspension, de la désorientation structurante.

Dans tous ces cas, le noir n’est pas là par hasard : il crée les conditions de la mutation. Il retire les anciennes formes, dissout les identités, abandonne l’ancien soi à la nuit.

Les mystères d'Eleusis

Rites maçonniques

Dans l'animisme général

En Europe antique

L’un des rites initiatiques les plus célèbres de la Grèce antique, centré sur la déesse Déméter et sa fille Perséphone. On sait que les initiés étaient, à un moment de la cérémonie, conduits dans le Telestèrion, une salle obscure, souterraine, où ils devaient rester dans les ténèbres, parfois plusieurs heures, sans lumière, sans repères, dans le silence. Ce n’est qu’après cette expérience volontaire d’obscurité que leur était révélée la lumière finale, l’épi de blé sacré, symbole de renaissance et d’éternité. Ici, la nuit n’est pas l’obstacle, elle est la condition. La vérité ne se livre qu’à ceux qui ont accepté d’entrer dans l’invisible. Érèbe est ce noir initiatique. Il n’a pas de rôle actif dans la cérémonie, mais il la rend possible. Il désoriente, dénude, désindividualise. Et ce n’est qu’après l’avoir traversé que l’initié peut se reconstituer autrement.

Dans les rites maçonniques modernes, cette logique est pleinement reprise. Avant d’être reçu en loge, le profane est conduit dans un cabinet de réflexion, généralement une petite pièce noire, close, silencieuse, où il est confronté à divers symboles eschatologiques, à une bougie (dont je vous laisse réfléchir au sens), à des maximes énigmatiques et surtout à sa propre solitude. Ce moment n’est pas décoratif : c’est une miniature rituelle du passage par Érèbe. Le mysthe (postulant) n’est plus dans le monde profane, mais pas encore initié. Il n’est ni dedans, ni dehors. Il est dans l’obscurité, face à lui-même, dépossédé de tout rôle social. Comme dans les rites grecs, Érèbe n’est pas nommé. Mais il est là — dans le noir, dans le silence, dans la perte de repères — et il travaille.

Chez les peuples autochtones d’Amérique du Nord, la quête de vision se fait souvent dans une cabane obscure, sans nourriture, sans parole, dans la solitude la plus absolue.

En Afrique, de nombreux rites de passage (comme le bukusu chez les Bantu) impliquent un retrait dans la brousse ou une pièce noire, dans laquelle le futur initié attend, seul, la transformation.

Dans le chamanisme sibérien, la formation du futur chamane passe par une mort symbolique : dépeçage spirituel, plongée dans les entrailles de la terre, reconstruction dans l’obscurité.

Dans l’Antiquité européenne, les grottes funéraires sont souvent structurées de telle manière qu’on doive traverser une obscurité totale pour atteindre la salle du défunt : la nuit comme seuil entre les mondes.

Et le monde des morts ?

Dans la plupart des traditions religieuses et cosmogoniques, le monde des morts n’est pas un lieu figé, clos, définitif. Il n’est pas ce que deviendra l’enfer chrétien post-antique : un espace de punition ou de réclusion morale. Au contraire, il est souvent un espace de passage, de transformation, d’errance — un pays à franchir, une géographie initiatique.

En Grèce antique

En Egypte antique

Dans la tradition tibétaine

Chez les Grecs anciens, Hadèsque l’on confond souvent avec le dieu éponyme — est avant tout un lieu, un royaume des morts vaste, structuré, pluriel. Il n’est pas nécessairement hostile : c’est un lieu d’ombre, certes, mais aussi de repos, d’attente, ou de châtiment, selon les cas. Ce royaume dont nous parlerons plus précisément comprend : des fleuves : le Styx (le serment sacré), l’Achéron (douleur), le Léthé (oubli), le Cocyte (lamentation), le Phlégéthon (flammes), chacun représentant une épreuve symbolique, des gardiens (Cerbère, Charon, les Érinyes), des lieux de tri : les Champs Élyséens, le Tartare, les prairies grises pour les âmes ordinaires, et surtout, des seuils : portes, cavités, croisements. Mais avant d’atteindre tout cela, il faut passer par Érèbe. L’âme y flotte, y perd mémoire et direction, n’est plus pleinement elle-même, mais n’est pas encore autre. Érèbe, dans cette cartographie, est l’avant-enfer, ou mieux : l’avant-lieu, une antichambre sans murs, un sas invisible, une obscurité sans contours, où la conscience s’effiloche, se dépouille, se prépare…

Dans les Livres des morts égyptiens particulièrement dans les versions du Livre des deux chemins ou du Livre des Portes — le défunt, pour rejoindre Osiris, doit traverser une série de corridors obscurs, remplis de dangers, d’énigmes, de figures énigmatiques, et de lacs de feu ou de ténèbres. Ce monde n’est pas un enfer, mais un labyrinthe initiatique, symbolisant le processus d’individuation post-mortem : l’âme y est testée, déshabillée de ses illusions, transformée.  Elle navigue sur la barque solaire de à travers la duat, royaume nocturne, souvent représenté comme un ventre cosmique inversé, où l’ombre a la densité de la matière.

Dans la tradition tibétaine, nous l’avons vue, les bardos sont les états intermédiaires entre vie et renaissance. L’un d’eux — le Chikhai Bardo — correspond au moment de la mort, où l’esprit, séparé du corps, entre dans une zone de désorientation totale. Il perçoit des visions confuses, des ténèbres intenses, des lumières éblouissantes ou au contraire des ténèbres illusoires. Ce moment est crucial : l’esprit peut soit se perdre dans la peur, soit reconnaître l’illusion, et accéder à la libération, si possible à la sortie de la matière, à la sortie du… Samsara.

Ecrit par Camille CHAPUIS, le 24 mai 2025