Pontos : les eaux primordiales

Avant les tempêtes, avant les vagues, avant même Poséidon : il y eut Pontos.
Non pas la mer des marins, mais l’abîme silencieux, la masse liquide qui enveloppe le monde.
Né de Gaïa, Pontos n’est pas un dieu guerrier. Il est la mer elle-même, dans sa profondeur immobile, dans son mystère ancien, dans son silence sans fin.

Dans cet épisode, nous descendons sous la surface, vers les racines mythologiques de l’océan.
Nous suivons Pontos, père oublié des monstres marins, témoin immobile du monde naissant.
Avant la navigation, avant les dieux de l’Olympe, il y avait la mer. Une mer sans nom, sans limite, sans fond.

Écoutez cet épisode et laissez-vous engloutir par la mer première, celle qui ne parle pas, mais qui sait tout.

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PONTOS

Dans la Théogonie d’Hésiode, Pontos n’a pas d’histoire de conquête ou de rivalité. Sa naissance est racontée simplement : il surgit de Gaïa, la Terre-mère, sans père, dans un acte de génération purement naturel et spontané. Cette apparition le place dans une génération antérieure à Ouranos (le Ciel), qui lui est né aussi de Gaïa mais par la suite, et qui deviendra son rival et son époux à travers d’autres unions. Pontos est ainsi l’une des premières manifestations du monde, une émanation directe de la Terre, sans intervention extérieure.

Pontos n’est pas un roi, ni un guerrier. Il n’a ni palais, ni cour, ni ambition de régner. Il ne siège pas sur un trône divin comme Zeus ou Poséidon. Il n’est pas le sujet des grandes épopées ou des combats héroïques. Il n’est pas célébré dans les temples terrestres, car il ne s’incarne pas dans une forme humaine ou animale reconnaissable. Pontos est plus proche d’un principe que d’une divinité personnifiée. Il ne parle pas, n’agit pas directement, n’intervient pas dans les affaires des hommes ou des dieux. Il habite l’immensité, il enveloppe la Terre, il engloutit parfois, engloutissant tout ce qui s’aventure trop loin dans ses profondeurs.

Pontos n’est pas le souverain des eaux, comme le deviendra plus tard Poséidon. Il est les eaux elles-mêmes. Il est le principe originel, la source, le flux et le reflux, l’immensité indomptable. Il est à la fois la surface scintillante et les abysses obscurs.

De Pontos dérivent toutes les créatures marines, des plus bienveillantes (comme les Néréides) aux plus terrifiantes (comme les Gorgones et les monstres de Phorcys et Céto). Il est la matrice d’un monde à la fois fascinant et effrayant, où la vie et la mort se côtoient sans cesse.

Pontos, c’est l’océan primitif, l’élément originel qui précède toute forme, toute structure, tout ordre. Il n’a pas de visage, car il est partout et nulle part à la fois. Il est l’horizon infini, la profondeur insondable, le berceau et le tombeau de toutes les créatures marines.

Dans la mythologie grecque, Pontos reste une figure discrète, presque oubliée, mais essentielle. Il rappelle que le monde ne commence pas avec la lumière et l’ordre, mais avec l’obscurité, le chaos liquide, la potentialité pure.

Son histoire

Imaginez la nuit tombante sur la côte. Le vent s’engouffre dans les rochers, les vagues viennent lécher le sable, et quelque part, dans l’immensité bleu sombre, une présence veille, muette, presque insaisissable. Cette présence, c’est Pontos, le dieu sans visage, l’océan primordial, la matrice originelle des eaux. Aujourd’hui, nous allons plonger dans les profondeurs de ce mythe, explorer la singularité de Pontos, et comprendre pourquoi il occupe une place à part dans la mythologie grecque.

Lorsqu’on pense à la mer dans la mythologie grecque, ce sont souvent Poséidon, Océan ou Nérée qui viennent à l’esprit. Mais Pontos, lui, est différent. Il est plus ancien, plus fondamental, plus mystérieux.

Poséidon

Océan

Nérée

Poséidon, le roi des mers, règne sur les océans comme un souverain sur son royaume. Il a un trident, un palais sous-marin, des sujets, des mythes qui racontent ses colères, ses amours, ses interventions. Il est un dieu olympien, avec une personnalité, une histoire, un visage. Il intervient dans la vie des hommes, il punit, il protège, il fait trembler la terre. Poséidon, c’est la mer domptée, organisée, mise en scène.

Océan, lui, est un Titan, un fleuve immense qui entoure la Terre, source de toutes les eaux, douces ou salées. Il incarne la limite, la frontière entre le monde connu et l’inconnu, entre l’ordre et le chaos. Océan est une figure puissante, mais il reste une frontière, une barrière symbolique. Il n’est pas la mer elle-même, mais ce qui la relie à la terre, ce qui la contient.

Nérée, le « Vieil Homme de la mer », est sage, paisible, capable de changer de forme et de prophétiser. Il incarne la bienveillance, la sagesse, la connaissance des secrets marins. Il est le père des Néréides, ces nymphes de la mer, associées à la beauté et à la protection des marins. Nérée, c’est la mer apaisée, la mer qui conseille, la mer qui protège.

Pontos, lui, n’est rien de tout cela. Il n’est pas un roi, ni une limite, ni un sage. Il n’a pas de visage, pas de palais, pas de culte. Il n’est pas un personnage, mais l’élément liquide lui-même, la matrice originelle, la source d’où tout émerge. Il est la mer dans sa dimension la plus fondamentale, sans forme ni contour, sans début ni fin. Il est antérieur à toute organisation, à toute hiérarchie, à toute personnification. Il est la mer avant qu’elle ne devienne un royaume, une frontière, un refuge.

Pontos, c’est l’immensité insondable de la mer, l’horizon sans fin, l’élément qui couvre la majeure partie de la Terre. Il rappelle à l’homme sa petitesse, sa fragilité face à une puissance sans limites, une force qui échappe à toute maîtrise, à toute compréhension. Il est l’océan qui s’étend à perte de vue, qui engloutit les navires, qui cache dans ses profondeurs des mondes inconnus.

Mais Pontos, c’est aussi le territoire de l’inconnu, de l’invisible, de ce qui se cache sous la surface. Il est l’incarnation du mystère, de ce qui ne se laisse pas saisir ni comprendre, de ce qui reste à jamais hors de portée. Il est la nuit des abysses, le silence des profondeurs, l’indicible.

L’immensité et l’inconnu suscitent la peur. Pontos est associé à l’abîme, à l’engloutissement, à la disparition sans retour. Il est le danger latent, la menace qui plane sur quiconque s’aventure trop loin, le risque de se perdre à jamais dans les profondeurs. Il est la mer qui attire et qui repousse, qui fascine et qui terrifie.

Mais la peur s’accompagne aussi de fascination. Pontos est la source de vie, la matrice d’où émergent toutes les créatures marines. Il attire et repousse, il est à la fois le berceau et le tombeau, le lieu de la naissance et de la mort. Il est l’élément qui donne la vie, mais aussi celui qui peut la reprendre.

Ses enfants

La descendance de Pontos illustre parfaitement cette dualité. Avec Gaïa, il engendre des figures fascinantes et terrifiantes, qui incarnent toutes les facettes du monde marin. Nérée, le « Vieil Homme de la mer » (voir plus haut), est sage, paisible, doté du don de prophétie et de la capacité de changer de forme. Il incarne la bienveillance, la sagesse, la connaissance des secrets marins. Il est le père des Néréides, ces nymphes de la mer, associées à la beauté et à la protection des marins. Les Néréides, c’est la mer qui caresse, qui protège, qui guide.

Thaumas

Phorcys et Céto

Eurybie

Mais il y a aussi Thaumas, le père des merveilles et des monstres. Il engendre Iris, l’arc-en-ciel, messagère des dieux, mais aussi les Harpies, créatures du vent et du ciel, souvent associées à la violence et au rapt. Thaumas, c’est la mer qui émerveille, mais aussi la mer qui terrifie.

Phorcys et Céto, eux, sont à l’origine des Gorgones, comme Méduse, dont le regard pétrifie, des Grées, vieilles femmes de la mer, gardiennes de secrets, et de nombreux monstres marins qui peuplent les récits de navigation et les légendes de marins. Phorcys et Céto, c’est la mer qui cache, qui protège ses secrets, mais aussi la mer qui dévore, qui détruit.

Eurybie, enfin, incarne la force brute des courants et des profondeurs, la puissance cachée, insaisissable. Elle représente la face sombre, mystérieuse, de la mer.

La descendance de Pontos, c’est donc tout un univers, à la fois merveilleux et terrifiant, qui illustre la richesse et la diversité du monde marin, mais aussi sa dangerosité et son mystère. Elle montre que Pontos est à la fois la source de la vie et de la terreur, de la beauté et de la monstruosité, de l’ordre et du chaos.

Alors, quand on pense à la mer dans la mythologie grecque, il ne faut pas oublier Pontos, ce dieu sans visage, cette force primordiale, ce mystère infini. Il est l’origine, la matrice, la source de tout ce qui peuple les flots, du plus doux au plus terrifiant. Il est la mer elle-même, dans toute sa puissance brute, son mystère, son ambivalence. Bien avant que les autres dieux ne viennent imposer leur ordre et leur visage, il y avait Pontos, l’océan primordial, le commencement absolu.

S’il est une figure qui défie l’idée même de divinité telle qu’on l’imagine habituellement, c’est bien Pontos. Contrairement à Poséidon, qui règne sur la mer comme un souverain sur son royaume, Pontos ne se distingue pas du monde marin : il est la mer elle-même, dans toute sa présence brute, sans médiation, sans distance, sans visage.

Poséidon est une divinité active, colérique, armée d’un trident et d’un pouvoir. Il intervient, il punit, il protège, il joue un rôle dans la vie des hommes et des dieux. Poséidon, c’est la mer qui agit, qui fait trembler la terre, qui noie ou qui sauve. Pontos, lui, n’agit pas. Il n’a pas de psychologie, pas de volonté propre, pas de désir. Il n’est pas « le dieu de la mer » : il est la mer comme présence, comme enveloppe première, comme réalité avant toute différenciation.

Et en philosophie ?

On peut voir dans Pontos l’incarnation d’une pensée de l’élément pur, à la manière des Présocratiques

Thalès

Anaximandre

Thalès, par exemple, voyait dans l’eau l’archè, la source de toutes choses, le principe originel à partir duquel tout s’organise. Pour lui, l’eau n’est pas seulement un élément parmi d’autres, elle est la matrice, la substance première, la réalité ultime. Pontos, c’est un peu cela : l’eau dans sa dimension la plus fondamentale, la mer comme essence, comme commencement.

Anaximandre, quant à lui, pensait que les éléments se transforment l’un en l’autre selon une justice cosmique, dans un cycle éternel de naissance et de destruction. Pontos, c’est aussi cela : la mer comme lieu de transformation, de passage, de métamorphose, où les formes apparaissent, fluctuent et disparaissent, sans jugement, sans raison, simplement parce qu’elles sont.

On peut aussi approcher Pontos avec des philosophies modernes de l’immanence

Spinoza

Deleuze

Chez Spinoza, par exemple, Pontos serait une modalité de la substance, une expression infinie de la nature naturante, c’est-à-dire de la nature qui se crée elle-même, dans une éternité sans commencement ni fin. Pontos, c’est la mer comme substance, comme présence absolue, sans transcendance, sans séparation, sans dualité.

Chez Deleuze, Pontos serait une nappe d’être, un plan d’intensité sur lequel apparaissent, fluctuent et disparaissent les formes. Il est le fond sur lequel tout se déploie, le flux dans lequel tout se dissout. Pontos, c’est la mer comme plan d’immanence, comme surface d’inscription de la vie et de la mort, du visible et de l’invisible, du connu et de l’inconnu.

Pontos ne juge pas. Il englobe. Il ne punit pas. Il absorbe. Il est indifférent, dans le sens où il ne fait pas de distinction entre le bien et le mal, le pur et l’impur, le sacré et le profane. Il est simplement là, immense, mystérieux, insondable. Et dans cette indifférence, il évoque peut-être l’un des visages les plus mystérieux de la divinité : celui d’une puissance sans visage, sans volonté, sans désir, une puissance qui est, simplement, et qui, en étant, donne à tout le reste la possibilité d’être.

Mythologies comparées

Quand on plonge dans les mythes du monde entier, on s’aperçoit que la mer, l’océan, l’eau primordiale, ne sont jamais simplement des éléments du paysage. Ce sont des puissances, des présences, souvent les premières à émerger du chaos, bien avant les dieux, bien avant les hommes, bien avant toute forme de culte ou de religion organisée. Dans de nombreuses traditions, on retrouve une figure de divinité marine pré-anthropomorphique, une entité qui n’a pas de visage, pas de volonté propre, pas de culte actif. Elle est là, immense, silencieuse, antérieure à tout ce qui viendra après.

Chez les Sumériens

En Egypte

En Mésopotamie

En Inde

Chez les Sumériens, cette figure s’appelle Nammu. Nammu est la mer primordiale, la mère des dieux, celle qui donne naissance au ciel et à la terre. Mais Nammu n’est pas une déesse comme Ishtar ou Inanna, qui interviennent dans la vie des hommes, qui punissent, qui récompensent. Nammu, c’est la mer comme matrice, comme source, comme principe cosmologique. Son rôle est d’engendrer, de permettre, mais elle ne commande pas, elle ne juge pas, elle ne parle pas. Elle est la mer avant la forme, avant la parole, avant la volonté.

En Égypte, c’est Noun. Noun, c’est l’eau primordiale, le chaos liquide d’où surgit la butte de la création. Noun n’est pas un dieu actif, ni un roi, ni un juge. Il est une présence immense, indifférenciée, porteur de toute potentialité. De Noun émerge le monde, mais Noun lui-même reste en retrait, silencieux, indifférent. Il est la mer avant la séparation, avant la différenciation, avant l’ordre.

En Mésopotamie, il y a Tiamat. Avant de devenir le dragon de guerre, avant d’être vaincue par Marduk, Tiamat est d’abord la mer salée, l’élément liquide, élémentaire, non encore séparé du reste. Elle est la matrice du monde, la source de la vie, mais aussi de la destruction. Tiamat, c’est la mer avant qu’elle ne devienne un territoire, une menace, un enjeu. C’est la mer comme puissance brute, indifférenciée, indifférente.

En Inde, dans les hymnes védiques, l’océan cosmique précède la création. L’univers flotte sur ses eaux, bien avant que Vishnu n’y dorme, bien avant que Brahma ne crée le monde. L’océan cosmique, c’est la matrice infinie, la source de tout, le lieu d’où tout émerge et où tout retourne. Il n’a pas de volonté propre, pas de visage, pas de culte. Il est la mer avant la forme, avant la parole, avant la différenciation.

Dans tous ces cas, ce n’est pas la mer en tant que domaine, en tant que menace ou en tant que territoire qui est invoquée, mais la mer comme matrice, comme indifférencié, comme présence première. Une mer avant la forme, et non après. Une mer qui n’est pas encore organisée, pas encore hiérarchisée, pas encore personnalisée. Pontos appartient à ce réseau fascinant de figures cosmiques liquides, antérieures à tout dieu personnel, étrangement silencieuses, étrangement puissantes, et radicalement autres. Elles sont la source, la matrice, la présence absolue, sans visage, sans volonté, sans parole. Elles sont la mer avant la mer, l’océan avant l’océan, l’eau avant l’eau. Elles sont le commencement absolu, le mystère infini, la présence qui précède toute forme, toute distinction, toute hiérarchie.