Arcadya
Arcadie — cette terre énigmatique du Péloponnèse central, montagneuse et enclavée, que les Grecs nommaient Ἀρκαδία — est bien davantage qu’une simple province de l’Hellade antique : elle constitue une matrice symbolique, un lieu mythopoïétique où s’entrelacent des mémoires enfouies, des aspirations contrariées et des projections idéales sur ce que fut, ce que pourrait être ou ce que devrait rester l’humanité dans sa relation au monde.
À la fois territoire physique et espace mental, elle se présente comme une utopie mentale aux contours flous mais persistants, un palimpseste de nostalgies pastorales, de spiritualités telluriques et de méditations politiques sur l’origine et la fin de la civilisation humaine. Car Arcadie ne signifie pas simplement « le pays d’Arcas », fils de Zeus et de Callisto, mais incarne une conception du monde fondée sur une antériorité : antériorité à la polis, à la rationalisation technique, à l’écriture même de l’histoire.

Qui est Arcas ?

Arcas, est une figure relativement discrète mais essentielle du panthéon grec. Il incarne à lui seul cette tension fondatrice entre nature et culture, entre monde sauvage et civilisation naissante — tension que l’Arcadie tout entière semble cristalliser. Fils de Zeus, le maître de l’Olympe, et de Callisto, une nymphe de la suite d’Artémis, Arcas naît d’une union qui, comme souvent dans les mythes grecs, mêle la séduction divine au drame terrestre. Callisto, séduite ou violée par Zeus, est ensuite transformée en ourse par Héra, jalouse, ou selon une autre tradition, par Artémis elle-même, furieuse de voir l’une de ses suivantes rompre le vœu de virginité. C’est ainsi que la mère d’Arcas devient, malgré elle, une créature intermédiaire, à mi-chemin entre la femme et l’animal, dans une métamorphose qui symbolise la précarité de la condition humaine face aux puissances divines. Selon les versions les plus courantes du mythe — notamment rapportées par Apollodore (Bibliothèque, III, 8, 2) et Ovide (Métamorphoses, II, 401-530) — Arcas est confié à la protection du dieu Hermès, confié à sa mère la Pléiade Maïa, puis élevé par un couple d’Arcadiens. Mais l’essentiel de son destin réside dans le moment dramatique où, devenu adulte, Arcas, chasseur comme tous les hommes de sa terre, se trouve face à une ourse qu’il s’apprête à tuer — sans savoir qu’il s’agit de sa propre mère. Zeus intervient à temps, les sauve tous deux de la tragédie, et les transforme en constellations : Callisto devient la Grande Ourse, et Arcas, le Bouvier ou parfois la Petite Ourse selon les variantes. Ce geste cosmique marque une élévation paradoxale : ce qui aurait pu être un matricide est suspendu, sublimé dans le ciel étoilé, comme si le ciel lui-même devenait l’ultime sanctuaire des liens familiaux menacés par l’oubli.
Mais Arcas est bien plus qu’un simple héros sauvé des mains du destin. Dans la tradition grecque, il est donc le roi éponyme de l’Arcadie, l'instigateur de ses premiers rites, le fondateur de sa culture. À ce titre, il est souvent présenté comme celui qui enseigne aux hommes les rudiments de la vie civilisée : l’agriculture, la filature, la fabrication du pain. Par là, il incarne un archétype du legislator primitivus, cette figure que l’on retrouve dans toutes les cultures et que Mircea Eliade a bien décrite : un homme à la fois mythique et humain, qui introduit l’ordre dans un monde encore fluide, encore gouverné par les puissances naturelles. En tant que tel, Arcas n’est pas un Prométhée, il ne vole pas le feu aux dieux, mais il façonne l’usage de ce feu dans les foyers humains. Il n’est pas le conquérant du chaos, mais le médiateur de sa domestication.

Le Dauphiné Libéré - 09 août 2013
Beaucoup de récits, souvent ambivalents, associent une figure singulière à la structuration du monde humain. En voici quelques exemples représentatifs :
Cadmos et la fondation de Thèbes
Romulus et la fondation de Rome
Thésée en tant que fondateur d’Athènes



Cadmos, venu de Phénicie à la recherche de sa sœur Europe, fonde Thèbes après avoir semé les dents du dragon qu’il a tué. De ces dents naissent des hommes armés, les Spartes, qui s’entretuent jusqu’à ce qu’il en reste cinq, ancêtres des grandes familles thébaines. Ce mythe montre l’émergence d’un ordre à partir d’un acte violent et magique. Cadmos introduit aussi l’écriture grecque (issue de l'alphabet phénicien), incarnant ainsi la transition vers une société lettrée.
Romulus, après avoir tué son frère Rémus, trace avec une charrue le sillon fondateur de Rome. Il impose des lois, rassemble un peuple et organise la cité. Cette figure du fratricide législateur illustre la violence fondatrice chère à René Girard : tout ordre humain naît dans le sang, mais s’institue par le rite et la loi.
Roi légendaire d’Athènes, Thésée est fils d’Égée ou de Poséidon. Il unifie les douze cités de l’Attique lors du Synœcisme, fondant Athènes comme centre politique et religieux. Il institue les premiers rites civiques, pose les bases d’une royauté partagée et d’une identité collective. Héros civilisateur, il incarne l’idée d’un pouvoir légitimé par le rite, garant d’un ordre nouveau. Après sa mort, il devient une figure héroïque tutélaire, vénérée comme fondateur de la cité.
On peut aussi lire dans la figure d’Arcas une triple structure symbolique. D’abord, il est fils de la transgression : sa naissance résulte d’un acte interdit, et sa survie est conditionnée par l’oubli du crime originel. Ensuite, il est initiateur de l’ordre : ce n’est pas en renversant la nature, mais en l’accompagnant qu’il fonde une culture. Enfin, il est suspendu dans l’éternité : son élévation céleste consacre un passage entre deux mondes, entre la terre sauvage et l’ordre stellaire. Il est donc, en quelque sorte, le reflet d’Arcadie elle-même : né dans la forêt, élevé dans la marge, mais porteur d’une lumière civilisationnelle qui n’annule pas la nature, qui la transfigure.
Un foyer archaïque, pré-olympien

Dans le tissage complexe de la mythologie grecque, Arcadie apparaît comme un foyer archaïque, pré-olympien, antérieur à la domestication du monde par les dieux ordonnateurs. Elle constitue un résidu sacré de la protocosmogonie, un fragment persistant d’un âge non encore asservi aux normes apolliniennes de clarté, de mesure et de rationalité. C’est une terre qui n’a pas été conquise par le logos, mais qui demeure modelée par le mythos, par les puissances profondes, indistinctes, que les Grecs appelaient chthoniennes. Ici, le divin ne se manifeste pas dans l’ordre des cieux, mais dans les frémissements du sol, les bruissements de la forêt, les cris des bêtes et les souffles invisibles des grottes. L’Arcadie est ainsi le territoire résiduel d’un monde ancien, peuplé de dieux ambigus, qui échappent à la logique juridique et civique instaurée par l’Olympe. Elle est le lieu du primaire, au double sens du terme : ce qui vient d’abord, et ce qui est encore brut.
C’est dans ce contexte que surgit la figure de Pan — le dieu caprin, cornu, mi-homme mi-bouc, dont la silhouette même semble issue d’un rêve archaïque de la nature. Son nom — Πάν, le Tout — est déjà un mystère. Il condense la totalité des choses, leur enchevêtrement organique, leur insaisissable vitalité. Mais il évoque aussi la terreur sacrée : le panikos, cette peur soudaine qui s’empare de l’homme isolé dans la montagne, non pas face à un danger réel, mais face à la présence diffuse du monde dans ce qu’il a de plus ancien, de plus vrai, de plus nu. Pan est le dieu de l’instinct, du désir sans répression, du cri primal, de la musique qui ne cherche pas l’harmonie mais l’expression immédiate. Il souffle dans sa flûte de roseaux comme le vent dans les ravins : il n’ordonne rien, il éveille. Il ne commande pas, il traverse. Il ne bénit pas, il secoue.


Pan, en ce sens, est l’anti-Apollon. Là où le dieu de Delphes structure, codifie, harmonise, Pan dérègle, transgresse, fait déborder. Il est au désir ce qu’est Dionysos à l’extase : une convulsion de la nature dans le corps. Pan n’est pas une divinité éthique ni civique ; il est le dieu du seuil, celui que l’on invoque dans les creux du monde, dans l’intimité des collines et des sources. On ne le prie pas à la polis ; on le sent au détour d’un sentier, dans le frisson d’une herbe pliée, dans le cri d’un animal, dans la pulsion soudaine d’un rêve érotique. Il est la conscience élémentaire qui précède la réflexion, la pulsation vitale avant la morale.
La figure du dieu Pan apparaît dans la série Les Nouvelles Aventures de Sabrina, diffusée sur Netflix. Il est introduit dans la troisième partie de la série, où il est incarné par l'acteur Will Swenson. Pan est présenté comme le meneur d'un groupe de païens, dissimulés sous l'apparence d'un carnaval itinérant qui s'installe à Greendale. Sous le nom de Carcosa, il dirige cette troupe avec l'intention de ressusciter le "L'Homme vert", une entité représentant la nature primordiale et sauvage. Dans cette adaptation, Pan est dépeint comme une divinité ancienne et puissante, capable d'induire la folie chez ceux qui croisent son regard, une caractéristique qui s'inspire des récits mythologiques où sa présence provoque une terreur soudaine, la "panique". Cette représentation s'éloigne quelque peu de l'image traditionnelle de Pan, souvent associé à la musique, à la nature et à la fertilité, pour en faire une figure plus sombre et menaçante, en accord avec l'ambiance gothique et horrifique de la série .
En cela, Pan est l’incarnation même de l’Arcadie : un monde non encore redressé par la loi, non encore soumis à la logique du contrat social. Un monde où règne une harmonie sauvage, mais instable, toujours menacée par sa propre démesure. Pan peut bénir les bergers, mais il peut aussi les terrasser d’effroi. Il peut jouer, mais aussi violer, voire tuer.
Pour aller plus loin sur la figure de Pan, ce dieu particulier, un article lui sera consacré
L'Arcadie, un territoire sacré
Selon Pausanias, dans le Livre VIII de sa Description de la Grèce, l’Arcadie est un territoire saturé de sacralité archaïque, un monde où la religion ne s’élève pas vers le ciel, mais s’enfonce dans les plis de la terre. La piété qui y règne ne relève pas encore des grands sanctuaires panhelléniques ordonnés selon les principes apolliniens, mais de formes anciennes, locales, profondément enracinées dans les paysages mêmes — dans les sources, les cavernes, les sommets. Le plus emblématique de ces lieux est le mont Lykaion, dont le nom évoque directement le loup (lykos), figure totémique et ambivalente de la sauvagerie. Ce mont est identifié par Pausanias comme le centre d’un culte ancien dédié à Zeus Lykaios, une épiclèse qui désigne non pas le roi lumineux de l’Olympe, mais une hypostase plus obscure, plus primitive, du dieu céleste — une version chthonienne, terrifiante, et sacrée à la manière des puissances pré-juridiques.
Le sanctuaire de Zeus Lykaios, perché au sommet du mont, semble avoir été plus qu’un simple lieu de culte : il était un seuil. Platon lui-même, dans La République (VIII, 565d), y fait allusion comme au théâtre présumé de sacrifices humains, vestige sanglant d’un temps où l’homme, pour accéder au divin, devait affronter sa propre part d’animalité. Selon cette tradition, un jeune garçon aurait été mis à mort rituellement et consommé en offrande. Le mythe de Lycaon, roi éponyme et transgresseur, transformé en loup pour avoir offert à Zeus la chair de son propre fils, fait écho à cette pratique : il serait le paradigme du passage de l’humanité à l’animalité, ou plus exactement de l’effondrement de la frontière entre les deux.


Ce Zeus « du loup » n’est donc pas le garant de l’ordre olympien, mais l’émanation divine d’un monde où le sacré n’est pas encore pacifié. Il est associé aux forces cycliques de la nature, aux rites de mort et de renaissance, aux mystères de la fécondité et de la transgression. Son animal-totem, le loup, est à la fois prédateur et guide, figure liminaire que l’on retrouve dans de nombreuses traditions indo-européennes comme symbole du passage initiatique . L’enfant qui survit au rite ou qui y assiste sans périr serait, dans certaines versions, marqué par une transformation : il devient loup pour neuf ans, puis peut redevenir homme s’il s’abstient de chair humaine — sorte de parcours chamanique inversé, où l’humanité ne se conquiert qu’au prix d’une animalité traversée. En outre cette transformation démontre un nouvel interdit dans la Grèce nouvelle de l'époque : l'interdiction des sacrifices humains, comme Abraham et Isaac dans la Genèse.
Un seuil mystique ?
Le site lui-même semble imprégné d’un caractère surnaturel. Pausanias rapporte qu’aucune ombre ne se projette sur le sanctuaire du sommet, comme si la lumière y refusait de suivre les lois ordinaires de la physique, ou comme si l’espace sacré échappait aux dimensions du monde profane. Cet énoncé ne doit pas être lu littéralement, mais comme un indice : ce lieu est un entre-deux. Nul mortel n’en sort indemne. Il s’agit d’un espace de fracture cosmologique, un nœud de contact entre le visible et l’invisible, où les catégories de l’humain, du divin et du bestial se brouillent. L’analyse comparée de ce culte permet d’éclairer des phénomènes analogues dans d’autres cultures.
Tezcatlipoca chez les Aztèques
Les bois sacrés des Étrusques
Les chamanes sibériens



Dans la mythologie aztèque, Tezcatlipoca est l’un des dieux les plus complexes et redoutés du panthéon mésoaméricain. Son nom, signifiant littéralement « miroir fumant » : l’ambivalence. Il est un dieu de la nuit, de la guerre, du destin et de la royauté, mais aussi de la transgression. Tezcatlipoca est connu pour exiger des sacrifices humains, notamment dans le cadre de son principal rite : chaque année, un jeune homme était choisi, paré comme le dieu lui-même, traité comme une divinité vivante durant un cycle rituel, puis sacrifié au sommet du temple pour rétablir l’ordre cosmique.
Tezcatlipoca est parfois représenté sous une forme animale ou accompagné d’un jaguar, symbole de force nocturne et chthonienne, très proche du rôle symbolique du loup dans les cultures indo-européennes. L’animalité ici n’est pas simple bestialité : elle représente le pouvoir brut, archaïque, antérieur au droit, que seule la mort rituelle permet de canaliser. Ainsi, comme dans le mythe de Lycaon, c’est par l’acte transgressif que le lien entre l’homme, l’animal et le divin est rejoué.
Chez les Étrusques, civilisation italique pré-romaine, la sacralité du monde n’est pas centralisée dans des temples monumentaux, mais répartie dans le paysage lui-même. Les lucus — bois sacrés — sont considérés comme des lieux de présence divine directe, non médiatisée. On n’y construit pas, on n’y parle qu’à voix basse, et surtout, on n’y entre pas sans précaution.
Ces bois sont souvent liés à des dieux obscurs, protecteurs de la frontière entre le monde humain et les puissances invisibles. La législation romaine ultérieure, influencée par les pratiques étrusques, conservera cette notion de lieux « inaccessibles », chargés d’un sacré antérieur à l’institution juridique.
Ces bois sont aussi le théâtre de sacrifices — parfois sanglants, toujours codifiés — destinés à maintenir l’équilibre cosmique et politique. Là encore, l’animal, souvent le sanglier ou le loup, joue un rôle de médiateur : il est celui qu’on offre, ou celui qui hante le lieu, messager d’une autorité naturelle.
Dans les cultures chamaniques de Sibérie, notamment chez les Toungouses, les Lakoutes ou les Bouriates, le chaman est celui qui voyage entre les mondes : celui des hommes, celui des esprits, et celui des ancêtres.
Pour ce faire, il ne s’élève pas en esprit comme un ange ; il s’animalise. Il revêt des peaux de bêtes, souvent de loup ou d’ours, et mime les postures, les cris, les courses de ces animaux.
Le loup, en particulier, est investi d’un double rôle : il est à la fois prédateur solitaire et guide du groupe. Le chaman, en se couvrant de sa peau, en adopte le regard et la mobilité.
L’initiation chamanique implique souvent une mort symbolique : le futur chaman est « mangé » par les esprits, dépecé, reconstruit. -
Une terre prophétique

Dans le tissage poétique de Virgile, l’Arcadie n’est pas simplement un arrière-pays bucolique, refuge d’innocence rustique ou de pastorale chantante. Elle devient, sous sa plume, un espace prophétique, prédisposé à la métamorphose cosmique. À travers elle, c’est tout un monde qu’il invite à renaître, à se transfigurer dans le retour rêvé de l’Âge d’or. Ce basculement, délicatement esquissé dans Les Bucoliques, s’accomplit pleinement dans la quatrième, où la poésie se fait oracle, et la géographie, mythe actif.
Dans cette Églogue IV, souvent appelée Carmen saeculare, Virgile célèbre l’arrivée d’un enfant divin — puer nascitur — dont la naissance doit coïncider avec la fin du chaos civil et le retour de l’harmonie cosmique. Ce n’est plus l’Arcadie des bergers et des jeux amoureux : c’est l’Arcadie transfigurée, élue pour accueillir le retour de Saturne, dieu du temps cyclique et du règne d’équité. C’est en ces lieux idéalisés que s’annonce la réconciliation des espèces, la fin du labeur et de la guerre, et la reconstitution d’un monde pacifié, sans besoin d’effort ni de loi : omnis feret omnia tellus — « la terre produira tout par elle-même ».
Virgile s’inscrit ici dans une tradition hesiodique, mais en la retournant. Là où Hésiode décrivait une chute irrémédiable des races humaines — de l’or au fer — Virgile propose une courbe inverse, une espérance. Le poète rêve d’un retour cyclique, d’une restauration des origines par la grâce politique et théologique avec le retour d’Astrée, la Justice céleste. L’Arcadie devient dès lors un théâtre eschatologique païen : non pas un passé figé, mais un avenir habitable, utopique, tissé d’échos antiques et d’attentes nouvelles. Elle anticipe, dans l’imaginaire littéraire latin, ce que le christianisme fera de l’Éden : un lieu-racine et un lieu-but.
Dès l’Antiquité tardive, plusieurs auteurs chrétiens — notamment Lactance dans ses Institutions divines (VII, 24), Saint Augustin, ou encore Ambroise de Milan — voient dans la prophétie du puer nascitur non pas un simple espoir poétique, mais une révélation païenne anticipée de la naissance du Sauveur. Le texte semble en effet annoncer un enfant céleste, venu mettre fin à l’âge de fer et rétablir un ordre de justice, de paix, de fécondité naturelle. Or, dans l’imaginaire chrétien, ces éléments résonnent fortement avec la venue du Christ : « Il vivra de la vie des dieux », écrit Virgile, « il verra les héros mêlés parmi les Immortels, et lui-même recevra leurs honneurs. »
L’Églogue IV est ainsi lue comme la Sibylle païenne annonçant l’Incarnation : un fragment de vérité divine s’étant infiltré dans la tradition littéraire préchrétienne. Ce phénomène est interprété par les Pères de l'Eglise comme une semence du Verbe — une praeparatio evangelica, pour reprendre l’expression d’Eusèbe de Césarée —, c’est-à-dire l’idée que Dieu aurait laissé dans certaines âmes païennes inspirées des éclats de vérité, pour préparer le monde à la Révélation. Virgile devient dès lors un vates au double sens latin du mot : poète et prophète, pont entre Rome et Jérusalem.
C’est dans cette optique que Dante, au chant I de la Divine Comédie, choisit Virgile pour le guider dans les ténèbres. Il ne peut lui faire franchir les portes du Paradis, mais lui reconnaît la dignité d’un prophète sans baptême. L’Arcadie, dans ce prolongement chrétien, se fond alors dans l’Éden : un lieu de commencement et de salut, inscrit non plus seulement dans le passé mythique, mais dans la promesse eschatologique.
Cette lecture traversera tout le Moyen Âge, jusqu’à la Renaissance, où l’on représentera parfois la Nativité de l’Enfant Jésus dans un décor inspiré de l’Arcadie virgilienne : une grange pastorale, des bergers chantants, la nature apaisée, comme si l’histoire biblique venait s’enraciner dans une géographie latine rêvée. Les sources sont un fin de document, cette interprétation nous est rendue possible grâce à la lecture de Richard Faber "L'églogue et l'apocalypse : Virgile, Novalis et l'âge d'or".

Ce que nous évoquons appartient ainsi de plein droit à ce qu’on peut appeler le prophétisme païen récupéré par l’eschatologie chrétienne. Il ne s’agit pas ici de prophétisme au sens hébraïque strict — c’est-à-dire une parole adressée par Dieu à son peuple via un médiateur inspiré —, mais d’un prophétisme culturel diffus, fondé sur l’idée que certains païens auraient reçu, par grâce naturelle ou révélation indirecte, un éclair de la vérité à venir. Un vrai syncrétisme inspiré.
Une lecture toute personnelle

Il ne s’agit pas ici de forcer les textes, ni de plaquer des grilles d’interprétation théologiques sur un mythe païen. Mais à mesure que je creuse l’imaginaire de l’Arcadie, ce lieu pastoral rêvé par les poètes antiques, un écho discret se fait entendre : celui du jardin d’Éden. Bien sûr, ils ne naissent pas dans les mêmes traditions, n’obéissent pas aux mêmes récits fondateurs, mais quelque chose d’essentiel les relie. Tous deux évoquent un monde d’avant la séparation, un monde où l’homme n’est pas encore arraché à la nature, où le divin est encore proche, immanent, peut-être même inconscient. Dans l’Arcadie comme dans l’Éden, on vit sans lois, sans violence, sans besoin de dominer. Le pain y pousse tout seul. L’animal ne mord pas. Le silence n’est pas vide, il est plein de bruissements. L’amour y est simple. Et pourtant, on sent que cette harmonie est fragile, que l’exil est proche. C’est peut-être pour cela que l’Arcadie me touche davantage que l’Éden : elle ne nous promet rien, elle nous rappelle ce que nous avons perdu, et qu’il faut inventer, encore et encore, dans les poèmes, dans les rêves, ou dans les combats. Je ne dis pas que l’Arcadie est l’Éden ; je dis qu’elle en est le reflet païen, la réminiscence poétique, le murmure d’un paradis que même les dieux ont oublié...
Ecrit par Camille CHAPUIS, le 21 mai 2025
Bibliographie
- Apollodore, Bibliothèque, III, 8, 2, traduction de Ugo Bratelli, 2002 : http://ugo.bratelli.free.fr/Apollodore/Livre3/III_8_1-2.htm
- Ovide, Les Métamorphoses - II, traduction (légèrement adaptée) de G.T. Villenave, Paris, 1806 : https://bcs.fltr.ucl.ac.be/META/02.htm
- Pausanias, Description de la Grèce, Livre VIII, l'Arcadia, une lecture proposée par de Philippe Remacle sur son site créé en 2003 : https://remacle.org/bloodwolf/erudits/pausanias/arcadie.htm
- Platon, La République, idem.
- Faber Richard, L'églogue et l'apocalypse : Virgile, Novalis et l'âge d'or, sur le site Persée, publié en 1987, pp 3 et 22 de son ouvrage : https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1987_num_17_58_4898?utm_source=chatgpt.com
Sources
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[...] "Eumélos, et d'autres encore, disent que Lycaon avait aussi une fille, Callisto ; Hésiode, cependant, affirme que Callisto était une Nymphe ; Asios, qu'elle était la fille de Nyctée, et Phérécyde celle de Cétée. Callisto était la compagne de chasse d'Artémis ; elle portait le même vêtement, et elle lui avait juré de rester vierge. Mais Zeus tomba amoureux d'elle et la viola, après s'être fait passer pour Artémis, selon les uns, pour Apollon, selon les autres. Et pour cacher à Héra ce qui s'était passé, il transforma la jeune fille en ourse. Mais Héra persuada Artémis de la frapper de ses flèches comme si c'était une bête sauvage. Certains disent aussi que la déesse tua la jeune fille parce qu'elle n'avait pas conservé sa virginité. Quand Callisto mourut, Zeus prit l'enfant et le mena en Arcadie pour que Maia l'élève, et il l'appela Arcas ; Callisto fut changée en la constellation de l'Ourse".
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[...] "Arcas, ignorant le destin de sa mère, avait vu son quinzième printemps. Un jour que, poursuivant les hôtes des forêts, il avait tendu ses toiles dans la forêt d'Érymanthe, il rencontre sa mère, qui s'arrête à sa vue et paraît le reconnaître. Il s'étonne, il recule, il craint les regards immobiles de l'ourse toujours fixés sur lui. Elle le suit; elle cherche à l'approcher; et déjà, d'un trait mortel, il allait percer ses flancs, lorsque Jupiter, arrêtant son bras, prévient un parricide; et commandant aux vents légers d'enlever rapidement, dans le vague des airs, et la mère et le fils, il les place dans le ciel, où ils forment deux astres voisins"
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[....] L'Arcadie est, du côté de l'Argolide, habitée par les Tégéates et les Mantinéens. Ces peuples, ainsi que tous les autres Arcadiens, occupent le milieu des terres dans le Péloponnèse [...] Lyacon, fils de Pélasgus, fut plus ingénieux que son père. Il fonda sur le mont Lycée la ville de Lycosure, donna à Jupiter le surnom de Lycéus, et institua les jeux Lycéens. Je ne crois pas que les Panathénées eussent déjà été célébrées à Athènes, et je me fonde sur ce que ces jeux, connus d'abord sous le nom d'Athénées, ne prirent celui de Panathénées que sous Thésée, lorsqu'il eut réuni tous les Athéniens dans la même ville [...]Je crois donc que Cécrops régna sur les Athéniens en même temps que Lycaon sur l'Arcadie; mais ils ne me paraissent pas avoir eu la même sagesse en ce qui concerne le culte de la divinité. Cécrops, en effet, donna le premier à Jupiter le surnom d'Hypatus ou Suprême ; il ne voulut pas non plus qu'on sacrifiât rien qui eût vie, et fit brûler sur l'autel des gâteaux faits à la manière du pays, et que les Athéniens nomment encore maintenant Pélanoi. Lycaon au contraire, porta sur l'autel de Jupiter un enfant nouveau né, le sacrifia et arrosa l'autel avec son sang. On dit qu'il fut changé en loup aussitôt après le sacrifice, ce que je n'ai pas de peine à croire; car outre que cette tradition est très ancienne chez les Arcadiens, elle a quelque vraisemblance; en effet, les hommes de ce temps étaient, à cause de leur justice et de leur piété, les hôtes et les commensaux des dieux; c'est pourquoi les dieux les récompensaient promptement lorsqu'ils étaient vertueux, et les punissaient de même lorsqu'ils commettaient quelque crime."
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"Il est donc évident que si le tyran pousse quelque part, c'est sur la racine de ce protecteur et non ailleurs qu'il prend tige. Tout à fait évident répondit-il. Mais où commence la transformation du protecteur en tyran? N'est-ce pas évidemment lorsqu'il se met à faire ce qui est rapporté dans la fable du temple de Zeus Lycéen en Arcadie; Que dit la fable? demanda-t-il. Que celui qui a goûté des entrailles humaines, coupées en morceaux avec celles d'autres victimes, est inévitablement changé en loup. Ne l'as-tu pas entendu ?"