Hypnos : le sommeil personnifié
Après le Chaos, une douceur s’insinue. Silencieuse. Insaisissable. Profonde. Ce fut Hypnos.
Non pas un simple dieu, mais le sommeil lui-même, passage sacré, miroir de l’âme, frère jumeau de la mort.
Fermons les yeux pour mieux voir, explorons les replis d’une divinité qui endort les dieux, sculpte les rêves et garde les clefs de l’inconscient.
Laissez-vous glisser dans son royaume, là où le corps se relâche, l’esprit s’échappe, et le destin s’écrit dans l’ombre.
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HYPNOS

Divinité discrète mais fondatrice, Hypnos incarne l’un des principes les plus mystérieux de l’existence humaine : celui du retrait du monde, de l’abandon de la conscience, du passage, mais toujours réversible, vers une forme d’oubli. À l’écart du tumulte olympien, il est la personnification du sommeil, non comme simple phénomène biologique, mais comme expérience ontologique majeure. À travers les textes d’Hésiode, d’Homère, d’Ovide ou d’Euripide, sa figure se dessine en clair-obscur, entre l’apaisement et la terreur, l’oubli et la révélation, l’amour et la mort. Hypnos, frère jumeau de Thanatos, est le gardien des seuils : seuil de la veille et du rêve, du corps et de l’âme, de la vie et de sa suspension.
Dans la Théogonie d’Hésiode, Hypnos est engendré sans union charnelle par Nyx, la Nuit primordiale. Il est donc, nous l'avons dit, le frère jumeau de Thanatos, la Mort, et partage avec lui une origine purement chthonienne, antérieure aux dieux olympiens. Leur résidence se trouve dans l’Érèbe, ce lieu d’obscurité dense, au-delà des frontières du cosmos lumineux. À cette fratrie s’ajoutent les Oneiroi, les rêves,, les Kères, déesses de la destruction (la mort violente exactement), et d’autres enfants nocturnes comme Moros (le destin), Apaté (la tromperie) ou encore Oizys (la détresse). L’univers de Nyx est celui du non-ordre, de l’ambivalence, du retrait : Hypnos y est à la fois réconfort et dissolution.
Il règne sur un royaume inaccessible aux vivants, souvent décrit comme une grotte brumeuse aux confins du monde, proche du fleuve Léthé, là où ni Hélios (le soleil) ni Séléné (la lune) n’osent pénétrer. Selon une tradition plus tardive, rapportée notamment par Ovide et reprise par les scholiastes d’Homère, son palais comporte deux portes : l’une d’ivoire, d’où sortent les rêves trompeurs, et l’autre de corne, d’où proviennent les visions vraies, une distinction que Platon théorisera dans La République : « désirs qui s’éveillent pendant le sommeil, quand la partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre, est endormie, et que la partie bestiale et sauvage se démène et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Dans cet état, elle ose tout comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison ; elle n’hésite pas à entreprendre (croit-elle) de faire l’amour avec sa mère ou tout autre, quel qu’il soit : homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle ne s’abstienne ; bref, il n’est pas de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise » (IX, 1, 571) ».
Chez Homère


Hypnos n’apparaît réellement en action que chez Homère, où il quitte son statut cosmologique pour devenir agent stratégique. Au chant XIV de l’Iliade, Héra, désireuse de favoriser les Achéens (les Grecs), sollicite son aide pour endormir Zeus. Hypnos hésite, souvenir d’une ancienne colère du dieu suprême lorsqu’il l’avait trompé une première fois. Cette hésitation, rare chez une divinité mineure face à un Olympien, souligne paradoxalement la puissance de son art : endormir Zeus n’est pas seulement un exploit, c’est une rupture dans l’ordre cosmique. Séduit par la promesse du mariage avec Pasithée (Une charite), Hypnos accepte. Il prend l’apparence d’un oiseau et accompagne Héra sur le mont Ida, et guette l’instant où Zeus, livré à l’extase érotique, est vulnérable. Le sommeil devient ici un acte politique. Par lui, Poséidon peut intervenir dans la bataille. Hypnos n’est pas simple exécutant : il est stratège, manipulateur de l’attention divine, agent de la ruse héroïque. La scène, d’une subtilité théologique remarquable, illustre la fragilité de l’omniscience divine, que le sommeil, même feint, peut fissurer.
Chez Ovide
Chez Ovide , Hypnos (Somnus en latin) devient le maître d’un royaume invisible, poétiquement situé aux confins du monde, loin du bruit, du jour et de l’agitation humaine. Sa demeure est une grotte creusée dans un rocher creux, envahie de pavots et de plantes soporifiques, au-dessus de laquelle le fleuve Léthé coule sans bruit. C’est un lieu d’atonie absolue, de suspension du temps, d’apesanteur sensorielle. Tout y est torpeur. Hypnos y repose sur un lit d’ébène, entouré de ses mille enfants : les Oneiroi.
Trois d’entre eux se détachent : Morpheus, qui donne aux rêves leur apparence humaine ; Phobetor, qui les peuple d’animaux inquiétants ; et Phantasos, maître des formes inanimées. Ovide, par cette tripartition, invente une classification du rêve par contenu, anticipant les typologies modernes de Freud ou Jung.. Cette tripartition, d’une finesse anthropologique rare, anticipe des classifications modernes entre contenu latent et manifeste du rêve (Freud), ou entre figures, forces et structures (Jung). Le rêve devient non pas simple dérive mentale, mais langage formel, écosystème symbolique organisé autour d’un pouvoir divin : celui de générer des images.


Endymion
Dans ce même passage, Hypnos délègue Morpheus (Morphée) pour apparaître en rêve à Alcyone, dont le mari Céyx est mort en mer. Le rêve devient messager de vérité, instrument du deuil, témoin d’une révélation insupportable que seul l’état onirique peut supporter. On retrouve ici ce que Deleuze nommera « le réel comme production de sens dans l’inconscient » : le rêve, comme acte d’Hypnos, est un moment de lucidité cruelle.
Dans d'autres version, lorsque Junon (Héra) envoie Iris pour prévenir Alcyone de la mort de Céyx, Hypnos délègue toujours Morpheus. Ce dernier prend en revanche l’apparence du défunt pour apparaître. Le sommeil devient donc ici médium funéraire, espace d’annonce et de deuil. Loin d’être pure consolation, Hypnos devient révélateur du réel, celui que la conscience diurne ne pourrait supporter.
Endymion, jeune berger ou roi, selon les versions, est plongé dans un sommeil éternel pour que Séléné, déesse de la Lune, puisse le contempler à jamais. Ce sommeil peut être conçu comme une offrande amoureuse : Zeus, ou Hypnos selon d’autres traditions, accorde ce privilège ambigu, vivre sans vieillir, mais sans éveil. Le sommeil est ici immobilisation du temps.
Une variante tardive, parfois attribuée à Licymnios de Chios, affirme que c’est Hypnos, ou son fils Morphé, lui-même épris d’Endymion, le condamne par amour à un sommeil éternel, les yeux ouverts, afin de contempler perpétuellement son regard et surtout de vivre, ensemble, dans le monde du sommeil. Cette version, certes marginale dans le canon, mais reprise dans certaines relectures contemporaines, autorise une lecture queer du mythe. Elle fait d’Hypnos non plus un simple dispensateur de repos, mais une figure érotique, contemplative, possiblement douloureuse. Il devient gardien d’une beauté figée, médusée par le désir. Ce sommeil n’est pas bienfaisant : il est stase, silence de la vie en acte, hypnose au sens propre.

Euripide

Dans la tragédie Hécube, Euripide introduit une image saisissante : Hécube évoque « la Terre, mère des songes noirs ailés ». Bien qu’Hypnos ne soit pas nommé, cette métaphore renvoie clairement à son royaume. Le mot grec chthôn désigne la terre souterraine, liée au monde infernal et aux forces invisibles. Les songes n’y sont pas de simples illusions, mais des entités ailées, noires, messagères d’un savoir enfoui. Cette image préfigure les interprétations modernes du rêve comme accès à une vérité cryptée. C’est un rêve, d’ailleurs, qui annonce à Hécube la mort de son fils Polydore. À travers cette scène, Euripide donne à Hypnos une fonction dramatique essentielle : être celui par qui l’insupportable accède à la conscience. Il ne console pas, il avertit. Le rêve, loin d’adoucir la douleur, l’anticipe. Il est, pour reprendre une formule deleuzienne, « le théâtre où se rejoue la cruauté du réel ».
Dans l'iconographie
Hypnos apparaît dans l’iconographie antique comme un jeune homme ailé, souvent muni d’une corne de pavot ou d’une branche d’aconit voire d’une lampe renversée. Ses ailes, fixées aux tempes ou aux épaules, expriment à la fois sa rapidité et son appartenance au monde du subtil. Le célèbre cratère d’Euphronios représentant Hypnos et Thanatos portant le corps de Sarpédon en offre une illustration saisissante : le sommeil et la mort y sont confondus dans un geste de piété douce. On le retrouve aussi sur des sarcophages, associé à l’iconographie du sommeil éternel. À Lemnos, certains auteurs (notamment scholies et commentaires byzantins) le rattachent à un culte local, possiblement en lien avec l’amour de Pasithée. Il est aussi lié aux rites d’incubation d’Épidaure, où le sommeil, induit dans un temple d’Asclépios, permettait la guérison. Des traces cultuelles, bien que rares, existent. Pausanias mentionne des statues d’Hypnos à Sicyone ou à Élis, où il est figuré endormant un lion, symbole d’une force maîtrisée, d’une violence contenue. Son pouvoir apaisant est tel qu’il agit même sur les bêtes sauvages, image d’un ordre cosmique réconcilié. Il n’existe pas, semble-t-il, de temple majeur à son nom, mais sa présence est attestée dans les rituels d’incubation (ἐγκοίμησις) dans les sanctuaires d’Asclépios, où les malades dormaient pour recevoir en rêve la révélation de leur guérison.
Qui est son épouse Pasithée ?

Dans l’univers symbolique du panthéon grec, Pasithée (Pasithea, Παϲιϑέα) appartient au groupe des Charites (en latin Gratiae), les divinités féminines incarnant les grâces, la beauté, la séduction douce et les plaisirs apaisés. On compte classiquement trois Charites : Aglaé (Splendeur), Euphrosyne (Allégresse) et Thalie (Floraison). Toutefois, ce trio n’est pas toujours fixe : selon les traditions ou les auteurs (notamment chez Nonnos ou Pausanias), d'autres noms peuvent apparaître, et Pasithée est parfois citée comme l’une d’elles.
Dans L’Iliade donc, nous l’avons vu, Héra promet la main de Pasithée à Hypnos en échange de son intervention pour endormir Zeus. Ce passage est fondamental : il relie explicitement la puissance du sommeil à celle de la dissolution voluptueuse. Pasithée est décrite comme la personnification de la relaxation, du repos voluptueux, du laisser-aller heureux, de tranquillité, voire d’un ravissement hors de soi.
Elle est donc plus qu’un simple ornement mythologique : elle incarne la finalité psychique d’Hypnos. Si ce dernier symbolise la fonction de suspendre, de désactiver, d’ôter la conscience, Pasithée en manifeste le versant affectif : le plaisir profond du lâcher-prise, le soulagement du corps, l’euphorie douce que procure l’abandon.
On pourrait lire cette union comme une véritable philosophie de l’expérience du sommeil dans l’Antiquité grecque. Hypnos, dieu de la suspension, a besoin d’un complément affectif : Pasithée, déesse du plaisir de s’abandonner. Ensemble, ils produisent ce que les stoïciens auraient qualifié de katalepsis affective, une forme de saisie par le calme, une reconquête du corps par la paix. Le sommeil n’est pas ici une simple perte de conscience, mais une volupté de l’extinction douce. Hypnos endort ; Pasithée enveloppe.
Il convient aussi de replacer Pasithée dans le cortège plus large des Charites, souvent associées à Aphrodite, Dionysos ou Apollon. Dans ce contexte, Pasithée devient aussi une figure de l’extase dionysiaque, mais dans sa forme la plus apaisée : non pas la transe violente ou l’ivresse bachique, mais la jouissance sereine, celle du vin au crépuscule, du corps relâché, de l’âme ouverte. Elle pourrait presque préfigurer une forme antique de la sophrologie ou du satori zen, tant son rôle est d’introduire au relâchement total, au vide habité.
De là, son lien avec Hypnos prend une tournure mystique : leur union représente l’une des voies d’accès au sacré invisible. Dans certaines relectures néoplatoniciennes (comme chez Proclus), les Charites sont vues comme des facettes de la beauté divine, des émanations cosmiques. Pasithée serait alors cette beauté intérieure qui ne séduit pas par l’apparence, mais par la sensation d’unité silencieuse, une figure d’équilibre.
Mythes comparés
Hypnos n’est pas seul à veiller sur nos paupières. À l’autre bout du monde, d’autres figures s’approchent du lit de l’humanité, furtivement, comme des ombres bienveillantes. Elles n’ont pas toujours de temples, ni de prières, mais elles ont des formes… et des pouvoirs. L’Inde ancienne murmure le nom de Nidra, la déesse du sommeil divin, gardienne du repos de Vishnu, celui qui rêve le monde. Et le Japon, avec sa grâce animale, confie nos cauchemars à une créature étrange et fascinante : le Baku, mangeur de songes, protecteur de la nuit. Quittons la Grèce et ses songes ailés pour emprunter d’autres sentiers nocturnes. Explorons deux visions radicalement différentes du sommeil : l’une cosmique, l’autre animale ; l’une divine, l’autre mi-fabuleuse, mi-protectrice. Nidra, la gardienne de l’univers en suspension. Baku, le chasseur de peurs dans les chambres d’enfant.
Baku
Nidra


Dans le vaste bestiaire du folklore japonais, peu de figures concentrent autant de puissance symbolique que Baku (獏), cet être composite souvent invoqué par les enfants pour qu’il dévore leurs cauchemars. Pourtant, derrière ce geste enfantin, se cache une conception sophistiquée du rêve, du sommeil et de l’équilibre mental.
Baku n’est pas un dieu au sens théologique, mais un yōkai, c’est-à-dire une créature surnaturelle, un esprit liminaire issu des traditions orales japonaises, nourries de shintoïsme, de taoïsme et de bouddhisme ésotérique. Le Baku trouve ses racines dans la Chine médiévale, où l’on trouve mention d’un animal fantastique appelé mo (貘), souvent associé à l’ours ou au tapir, et considéré comme porteur d’une énergie bénéfique contre les mauvais esprits.
En intégrant le Japon à l’époque d’Edo (XVIIe siècle), cette figure se transforme et devient un être composite, fait d’éléphant (tête), tigre (pattes), bœuf (corps), et oiseau (ailes), dont la fonction n’est plus seulement protectrice, mais spécifiquement orientée vers les rêves.
La croyance populaire veut que, si un individu est tourmenté par un cauchemar, il puisse prononcer à son réveil : « Baku-san, venez manger mon rêve. » Si l’invocation est sincère et rapide, Baku viendra aspirer le mauvais rêve, soulageant le dormeur de ses angoisses nocturnes.
L’évolution d’une figure mythologique dans la culture populaire constitue souvent un test de sa robustesse symbolique. Le cas du Baku japonais en offre un exemple particulièrement riche. Cette créature, esprit folklorique protecteur du sommeil, a connu une résurgence dans l’imaginaire contemporain, notamment à travers la franchise Digimon, cette série hybride née au Japon en 1997, qui mêle mondes numériques, entités surnaturelles, et initiation de jeunes héros.

Dans la tradition hindoue, le sommeil n’est pas une simple déconnexion psychologique. Il est une phase cosmique, un état fondamental de l’univers, une forme d’absorption du monde dans son principe. La figure qui incarne cette dimension sacrée est Nidra (निद्रा), dont le nom sanskrit signifie littéralement « sommeil ». Mais il ne s’agit pas de n’importe quel sommeil : Nidra est un état métaphysique, à la fois personnel et cosmique, féminin et enveloppant, illusion et source de vérité.
Nidra est une déesse puissante, capable d’endormir non seulement les hommes, mais aussi les démons et les dieux eux-mêmes. Elle est parfois appelée Yoganidra, littéralement « le sommeil du yoga » , une forme de sommeil profond dans lequel le yogi reste conscient. Cette nuance est fondamentale : le sommeil de Nidra n’est pas une perte de conscience, mais un retrait lucide, une concentration divine dans l’immobilité.
Dans un épisode célèbre, le dieu Vishnu dort sur l’océan cosmique, allongé sur le serpent Ananta-Shesha, tandis que Nidra l’habite. C’est grâce à cette Yoganidra que Vishnu conserve son énergie créatrice, avant d’être réveillé pour intervenir dans le monde. Nidra devient alors l’agent de la suspension du temps, du silence fécond d’où sort la création. Elle est une Hypnos cosmique, mais d’essence féminine et mystique. Dans la cosmologie hindoue, le temps est cyclique.
Le monde naît, se développe, se détruit, et renaît. Le moment de dissolution est appelé pralaya, et c’est dans ce contexte que Nidra intervient. Elle endort le monde, le retire du jeu cosmique, comme une mère qui berce son enfant avant la nuit. Elle n’est pas destructrice, mais régulatrice du rythme universel. Ainsi, Nidra n’est pas seulement un phénomène intérieur : elle est aussi un principe ontologique, un moment de suspension dans la danse de Shiva ou dans le sommeil de Vishnu. Comme Hypnos, elle structure le réel par la négation active.
Dans la philosophie du Vedānta et du Yoga Sūtra, le sommeil est une expérience de libération temporaire. Il rapproche du mokṣa (libération finale), car c’est un état sans ego, sans attachement, sans illusion. Nidra, dans cette lecture, devient la forme la plus douce de la libération, celle que l’on touche chaque nuit, avant même l’éveil spirituel complet.
Dans le Yoga Nidra, une pratique méditative toujours en usage aujourd’hui, on atteint un état entre veille et sommeil, où le corps dort mais où l’esprit reste éveillé. Cette technique est directement liée à la déesse Nidra, considérée comme guide vers la conscience élargie. Ce n’est pas l’hypnose : c’est une vigilance dans le sommeil, une maîtrise du lâcher-prise.
Contrairement à Baku ou Hypnos, Nidra n’a pas d’iconographie propre très développée. Elle est rarement figurée seule : on la retrouve intégrée aux scènes du sommeil de Vishnu, parfois personnifiée comme une belle femme dormant sur sa poitrine, ou comme un voile éthérique. Elle n’a pas de temples majeurs, mais sa puissance est reconnue dans les cultes tantriques, shakta et vishnouites, notamment lors des rituels liés aux cycles lunaires ou au rêve éveillé.
Digimon
Parmi les nombreuses créatures (digimons) de la série, deux noms retiennent particulièrement l’attention pour notre propos : Bakumon et Bakemon. Ces deux entités, bien que très différentes dans leur fonction au sein de la narration, constituent un miroir éclaté des mythes japonais du rêve, du cauchemar et de la mort.

Bakumon, parfois appelé Tapirmon dans les localisations occidentales, est une créature aux traits immédiatement reconnaissables : ressemblant à un tapir avec une trompe, des cornes recourbées et un air somnolent, il est explicitement inspiré du Baku japonais. Dans la série, il est doté de pouvoirs liés au sommeil et à la conscience, capable de plonger les ennemis dans des illusions ou de manipuler les rêves.
Ce choix de design et de fonction n’est pas anodin. Il démontre la persistance de l’archétype du gardien onirique, mais aussi son adaptation aux formes narratives modernes. Là où le Baku folklorique était invoqué passivement, Bakumon agit activement dans un univers de combat : il incarne la version guerrière du rêve pacificateur, la puissance de la rêverie contrôlée. Il est, d’une certaine manière, un Hypnos combattant, un Oneiroi modernisé et militarisé.
Baku s’est popularisé à travers les objets du quotidien : amulettes, estampes (ukiyo-e), figurines pour chambre d’enfants, talismans gravés. Dans l’ère moderne, il est intégré dans les mangas, jeux vidéo, et dessins animés (de Naruto à Yokai Watch), preuve de la persistance de son archétype. Il est souvent représenté sous des formes mignonnes (kawaii), mais conserve son rôle archaïque de protecteur du monde onirique.
Plus encore, le Baku est parfois invoqué de manière préventive, non seulement pour effacer un cauchemar déjà survenu, mais pour écarter la possibilité même de son surgissement. Il devient alors une figure aprotropaïque, un gardien anticipatif, garant d’un sommeil sain, à la manière d’un hypnos domestiqué.
À l’opposé, Bakemon est un fantôme difforme, flottant, drapé d’un linceul blanc, qui s’apparente davantage aux yūrei (fantômes japonais) qu’au Baku. Toutefois, la proximité phonétique entre Bakumon et Bakemon n’est pas fortuite : elle repose sur un jeu linguistique, mais aussi symbolique.
Bakemono (化け物), en japonais, signifie littéralement "chose transformée", ou "monstre métamorphique". Il désigne un être qui a changé de forme, souvent un esprit ou un animal devenu yōkai. Bakemon est donc une abréviation volontaire de bakemono, incarnant la face sombre de l’invisible, en miroir de Bakumon, protecteur du rêve. Ce dualisme entre rêve structuré et rêve déformé, sommeil paisible et cauchemar maléfique, traverse toute la structure symbolique de Digimon, comme il traversait déjà la tradition des yōkai.
